Irlande : puisque le peuple vote contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple

mardi 17 juin 2008
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Une réflexion très intéressante d’un historien - au delà des désaccords que l’on peut avoir à Rouge Midi sur certains passages de ce texte - sur le déni de démocratie que constitue la construction de l’Union Européenne en opposition à des aspects surprenants d’une réalité qui fut celle de la fin du 19e siècle et que nous ne connaissons pas toujours.

En quelque sorte une démonstration que les élites européennes autoproclamées nous entrainent vers un bond en arrière de plus de 100 ans...

Je me souviens d’un échange, le lendemain du référendum danois de 1992 sur Maastricht, entre dirigeants de ce qui s’appelait à l’époque l’UDF et qui était alors ma famille politique. Face au non danois, toute la panoplie des réponses stéréotypées que nous entendons face au non irlandais, seize ans plus tard, était déjà en place : « On va les faire revoter » ; « Il faut continuer le processus de ratification » ; « il est inacceptable qu’une population si peu nombreuse aille contre l’intérêt de 300 millions d’Européens » etc....

C’est ce jour-là, écoeuré par un comportement qui rappelait, moins de trois ans après la chute du Mur de Berlin, la violence physique en moins, le comportement des gouvernements et des apparatchiks au sein du bloc soviétique, que j’ai décidé que j’allais voter non à Maastricht, pour contribuer à réintroduire la question de la démocratie dans le débat européen. Seize ans plus tard, et après bien des référendums perdus (même sur la « victoire de Maastricht », il n’y avait pas de quoi pavoiser, vu que, rapporté au nombre des inscrits, la seule réalité qui compte, 30% des Français se sont abstenus, 34% ont voté non et 36% seulement ont voté oui), nous pouvons constater que le déni de démocratie continue de la part des dirigeants européens. Depuis trois ans, tout a été fait, de leur part, pour annuler les non français et néerlandais au Traité constitutionnel européen. Et l’opération va recommencer avec le non néerlandais.

Le vrai affrontement politique de l’époque moderne n’est pas entre la droite et la gauche mais entre ce qu’on appelait dans la philosophie médiévale le nominalisme et le réalisme. Le nominaliste, à commencer par Guillaume d’Ockham, ne croit pas que les concepts renvoient à une réalité. Ils sont un moyen d’appréhender le réel, de le modeler, de le manipuler au besoin. Le réaliste, au sens de Thomas d’Aquin, pense au contraire que les concepts sont inséparables des réalités qu’ils désignent, qu’ils invitent l’homme à respecter le réel, à s’appuyer sur lui pour agir. Le nominaliste commence par dire qu’il ne croit qu’aux réalités particulières, individuelles puis, comme l’empirisme ou l’individualisme absolus ne sont pas pensables ni praticables, il finit par chercher des idées générales mais, comme il refuse de les trouver dans le réel, il les pense a priori et décide de les imposer au réel.

Le nominaliste Monet contre le réaliste de Gaulle

Application à l’Europe : l’Europe est une réalité ancienne et complexe, devenue naturelle pour les Européens de la fin du XIXè siècle, qui pouvaient voyager sans passeport de Paris à Saint-Pétersbourg, qui profitaient d’une monnaie européenne (et même mondiale) parfaitement stable (l’étalon-or) et qui goûtaient à la même culture, exprimée dans une diversité de langues qui lui donnait toujours plus d’épaisseur. L’Europe existait, sans uniformité ; la diversité des peuples y était une réalité, tout comme celle des Etats. Elles ne coïncidaient que rarement entre elles. La réalité et la pluralité des souverainetés politiques n’empêchait ni l’existence d’économies nationales ouvertes ni l’expression, toujours mieux reconnue, d’une diversité de croyances, de coutumes et de pensées. Parmi tous les courants négateurs du réel, le plus puissant était à l’époque était celui du nationalisme, qui voulait, partout, faire coïncider nation et Etat. Quand on veut plaquer une pensée a priori sur la complexité du réel, on finit par tuer les hommes et l’Europe sombra, en 1914, dans trois décennies de violence.

Après que les deux guerres mondiales avaient failli détruire l’Europe, il s’agissait de la reconstruire, de la faire revivre, de faire réémerger l’unité du continent. En Europe de l’Ouest, un courant toujours plus nombreux s’exprima, pour réclamer la réconciliation entre anciens belligérants. Robert Schuman, Konrad Adenauer, Alcide de Gasperi sont les figures les plus illustres du mouvement européen naissant, qui a buté sur deux limites : il opposait artificiellement les nations et l’Europe, comme si l’Europe n’avait pas vécu, toujours, du dynamisme de ses entités particulières ; la reconstruction de l’Europe était inséparable de celle de ses nations, elle passait forcément par elles, comme le montrent les Trente Glorieuses. Deuxième limite : la moitié orientale du continent était exclue des considérations sur la nouvelle unité européenne par ces anticommunistes bon teint qu’étaient Schuman, Adenauer et De Gasperi.

La chance de l’Europe fut, de ce point de vue, le retour du Général de Gaulle, qui posa la triple question de l’effort économique national, du ralliement des peuples à la construction européenne et de l’unité du continent « de l’Atlantique à l’Oural ». On n’a pas compris l’antagonisme entre De Gaulle et Jean Monnet si l’on ne voit pas que le premier voulait faire revivre l’Europe et ses nations, réalités préexistantes à l’action politique tandis que le deuxième voulait « construire l’Europe » selon des schémas a priori, qui écartaient du champ de vision tout ce qui ne rentrait pas dans le schéma prévu. On oublie trop que Jean Monnet ne rejetait pas seulement les nations mais aussi « l’autre Europe », s’accommodant d’une division du continent qui permettait de réaliser sans trop d’obstacle ses « Etats-Unis d’Europe » et surtout qu’il détestait la politique, autant dire la démocratie, voulant mettre les peuples et les parlements devant le fait accompli concocté par une petite avant-garde d’Européens éclairés prêts à faire le bien des nations malgré elles.

L’occasion manquée des années 1990

Le nominalisme est toujours plus confortable à pratiquer que le réalisme ; il est toujours plus facile, au moins dans un premier temps, de segmenter le réel et de formuler avec des idées simplificatrices décrétées a priori. Et dès les années 1960, le réalisme européen de de Gaulle était ultra-minoritaire dans les milieux dirigeants européens. Il fut progressivement abandonné alors même que l’exigence de démocratie n’a pas cessé de se renforcer depuis les grandes revendications des années 1960 ; que le rideau de fer a disparu et que les nations de l’Est européen ont réaffirmé leur vitalité.

Mille neuf cent quatre vingt dix aurait pu être l’occasion d’un retour au réalisme en matière de coopération européenne ; or il n’en a rien été. Les Européistes ont été surpris et dérangés dans leurs projets par les révolutions européennes de 1989-1990. On se rappelle Jacques Delors commentant la normalité retrouvée dans les quelques heures où l’on put croire que des nostalgiques de l’ancienne Union Soviétique avaient repris le pouvoir en août 1991. Rien n’a été véritablement fait pour préparer les pays de l’ancien bloc soviétique à leur association à ce qui existait déjà à l’Ouest de l’Europe. Alors qu’il aurait fallu les aider à constituer un ou plusieurs marchés communs adaptés à leurs besoins et les associer politiquement, on les a immédiatement jetés dans la mondialisation et on a attendu des années avant de les faire entrer dans une Communauté économique européenne « approfondie », l’Union, qui, de son côté, ne répondait pas aux appréhensions des sociétés exposées à la double asymétrie de la mondialisation actuelle, causée par l’étalon-dollar et la mise en concurrence avec les pays à très bas salaires.

Lorsque les historiens prendront en compte le nombre d’années consacrées à établir une construction européenne sans rapport avec la réalité du monde, ils seront stupéfaits de l’énergie et la matière grise dépensée pour que la montagne accouche d’une souris. Ils parleront d’une idéologie peu violente (encore qu’on ne compte pas le nombre de destins brisés par l’absence de protection des Européens face aux vents de la mondialisation) mais qui aura progressivement relégué le continent européen hors de l’histoire.

On s’est gaussé des anciens pays du bloc soviétique mais nos dirigeants sont actuellement dans la logique exprimée par la boutade de Brecht, en 1953 : « Si le peuple s’exprime contre le gouvernement, il faut dissoudre le peuple ».

A moins que les dirigeants européens donnent au non irlandais sa signification. A moins qu’ils se réconcilient avec la démocratie (qui est le droit, pour les minorités de s’exprimer et de contribuer au débat, n’en déplaise à tous ceux qui sont choqués que 900 000 Européens aient pu parler contre les supposés intérêts du continent tout entier). Ils verront alors les peuples soutenir sans hésiter un projet de coopération européenne adapté au réel.

Par Edouard Husson 16 Juin 2008
Historien universitaire, spécialiste de l’Allemagne, notamment nazie.

Transmis par Linsay



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