Sauvons l’hippocampe

vendredi 4 février 2011
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Ma grand-mère disait : « j’ai arrêté l’opium quand nous avons eu la première télé ». De la télé à mon quotidien régional, je n’en finis plus de recevoir des bouffées délirantes ces temps-ci.

La meilleure, peut-être c’est l’affirmation que la marche régénère un petit bout de cerveau essentiel pour conserver la mémoire : l’hippocampe, cousin sûrement du "fosforescente caballo marino" (vieux de quarante millions d’années et qui évolue dans les profondeurs aquatiques) que chante Mercedès Sosa dans Alfonsina y el mar. Un univers à lui tout seul, notre hippocampe, dans un petit cerveau corseté dans une boîte aux parois fines mais si dures.

Il y a peu, c’était pléthore de jeux mnémotechniques que l’on vantait ! La crise aidant, il est temps peut-être d’aider l’industrie de la chaussure en France. Mais suis-je bête, il y a longtemps que nos godasses viennent d’ailleurs ! Et c’est ainsi que j’ai exploré la voie de l’hippocampe, que j’ai "fait travailler mes méninges".

Alors, des millénaires de marche de nos ancêtres n’auraient donc pas suffi à nous léguer un hippocampe reposé et fonctionnel, nageant dans un cerveau à température idéale ?

Le grand air suffit à "regonfler" l’hippocampe qui s’étiole dans la boîte crânienne et amoindrit la fonction "mémoire". C’est vrai que c’est important, mais je croyais que l’absence ou la mémoire sélective d’un hippocampe défaillant étaient en fait des atouts et que "j’ai oublié", "je ne me souviens pas trop" et l’inoubliable "j’ai la mémoire qui flanche, je m’souviens plus très bien" pouvaient servir à se tirer des mauvais pas ! Qui ne s’en est pas servi ?

Toutes ces années, et je ne savais pas à quel point cette bestiole avait été déterminante pour la "marche" du monde ! J’ai donc pris immédiatement cette info en considération et examiné rapidement les bienfaits de la marche à pied à travers l’Histoire qui compte quelques épopées, plus ou moins mythifiées pour les besoins de la cause. Et arbitrairement, j’en ai retenu deux car il ne s’agissait pas de faire un inventaire. Deux séances historiques de jogging sont assez significatives dans l’histoire du monde.

Il y a d’abord la plus ancienne reconnue : l’Exode de Moïse, parti d’Egypte avec son peuple il y a quelques trois mille ans et des poussières vers la Terre Promise, une marche sans fin pour Moïse qui n’y parviendra pas lui-même ! Et pendant qu’il marchait, il peaufinait ses "Dix Commandements" que l’Histoire nous a transmis (du moins le titre, car pour le reste…on a à peu près tout oublié, du moins dans le détail car la philosophie s’est diffusée peu ou prou, quand même).

La plus évidente est, bien entendu, "la longue marche" de Mao et quelques dizaines de milliers de Chinois qui parcoururent 12.000 km en deux ans en guise de "campagne" électorale (il est encore temps pour certains car le bus au diester n’est pas forcément le mieux). À l’arrivée, fort heureusement - ou pas, selon son opinion -ceux qui avaient survécu à l’entreprise n’avaient pas oublié pourquoi ils étaient partis. La Chine en prit pour à peu près un demi-siècle. Depuis, il semble que les hippocampes chinois se mettent à leur tour à la sédentarisation occidentale. Ne font-ils pas venir des kiwis d’Aquitaine [1] pour leur consommation ?! Corollaire invraisemblable de tout ce que nous délocalisons et importons, comme les godasses (voir plus haut). Admirable ! Dans ce pays qui compte 1 milliard 350 millions d’habitants et plusieurs centaines de variétés d’actinidias à l’état sauvage, l’émule d’Astérix le Gaulois est parti (mais pas à pied) à la conquête d’un continent. Bien sûr, le journaliste nous livre l’info à l’état brut de façon à faire briller les petites étoiles du bonheur dans les yeux ébahis. Le coût environnemental d’une telle opération ? Pas la peine de le chiffrer : normes ISO, label, sont de solides cautions "éco-lo-nomiques".

Quant à l’intérêt social pour la masse des Chinois ? On comparera quelques chiffres : le kiwi néo-zélandais arrivé sur l’étalage français se situe autour de 3€ le kilo (pour environ 10 fruits) même en fin de saison (c’est à dire tout fripé). Qui pourra se payer du kiwi français ? Et si, comme le dit l’article, les Chinois ont des problèmes de conservation pour leurs fruits, que vont-ils déguster ? Mieux, la production française (environ 100.000 tonnes à 100 gr par fruit) toute entière ne suffirait pas à donner chaque année un kiwi à chaque Chinois. Faut-il donc que ce soit une opération ciblée !! Il y aurait de la décence à en faire un article modeste et mesuré. C’est vrai qu’un hippocampe en bon état aiderait beaucoup les journalistes dans leur métier, ça leur permettrait d’avoir suffisamment de références en stock pour oser une analyse en direct à la hauteur du container envoyé. Mais non, on a beau dire, nous péchons par défaut d’hippocampe. Je suggérerai un moyen simple : au lieu de prendre la voiture de service, une petite marche jusqu’à l’info pour situer son approche et pareil au retour pour la valider dans son contexte. Au besoin, un petit détour pour dire bonjour au voisin, découvrir un paysage, se souvenir d’un air…

Mon hippocampe tenace qui vient de faire une cure d’air - froid - me souffle que la tyrannie a besoin de peuples taraudés par la faim (ça n’aide pas l’hippocampe) et qui perdent toute énergie, toute combativité ; il me suggère aussi tous les exodes, toutes les fuites obligées à travers le monde et le temps pour tenter d’échapper aux famines et aux massacres organisés de ceux qui "marchent sur la tête".

Comme pour nos ancêtres, ces marches contraintes et forcées oxygénant les cerveaux libèrent-elles vraiment les esprits ? Sans doute pour quelques-uns permettent-elles de prendre la mesure de la situation, chercher des solutions et déterminer des engagements d’urgence où la mémoire est souvent opaque, tant le présent n’est plus qu’action immédiate et l’avenir incertain.

Nous sommes dans des pratiques post-coloniales qui font appel aux éternelles méthodes de l’asservissement des peuples, jouant avec la faim et les mirages qu’elle entraîne. L’article de Sud-Ouest rend compte d’un mirage, en premier lieu pour les paysans d’ici qui veulent croire encore en un avenir possible, celui qu’on leur fait miroiter et celui qui rend possible leur asservissement : quadrature du cercle par bannissement de l’hippocampe.

Plus généralement, le malaise de l’hippocampe est le produit de notre civilisation où un public - nombreux - immobile regarde en direct, et donc sans prendre le temps de la réflexion, de l’évaluation par rapport à ses connaissances, l’agitation frénétique de quelques-uns qui comptent précisément sur l’absence de mémoire du public… et des citoyens.

La thérapie de l’hippocampe ne vaut que pour le temps immobile, pour ces longs mûrissements stratégiques qui souffrent de claustration. Faut-il en déduire qu’une ascension annuelle de la roche de Solutré suffirait à redonner un nouveau visage à notre société ? S’il en est ainsi, préconisons. J’avoue que je n’ai pas encore suffisamment d’éléments pour me prononcer. Et même, je crois qu’il faut s’aérer régulièrement, "prendre l’air" et pas seulement pour fumer sa clope en cachette, loin des interdits. Parfois même, quand l’hippocampe n’en peut plus de se retrouver dans des structures sclérosantes, il est préférable de "prendre le large".

J’en arrive donc au temps présent. D’abord à ces longues marches de l’automne en France qui viennent après tant d’autres où l’on a usé tant de vieilles godasses. Nous marchons beaucoup (quelqu’un a dit "militer avec ses pieds") mais n’avons-nous pas tiré les leçons de ces marches incessantes ? Vont-elles finir par aérer correctement nos hippocampes ou ne font-elles qu’aérer les banderoles ? Qu’est-ce qui nous fait le plus souffrir : la tête, l’estomac ou les pieds ? Ou bien tous à la fois ?

Ce sont des questions basiques auxquelles il nous faudra bientôt répondre comme d’autres sont en train de commencer à le faire, quoiqu’on puisse en dire.

En parallèle à cette info d’hippocampe sédentaire qui se ratatine par manque d’exercice tant physique que mental, aujourd’hui nous assistons bien à la "marche des peuples". Tunisie, Egypte… Je ne suis pas bien sûre que ce soit uniquement pour aérer les cerveaux ou les banderoles que ces gens marchent.

Me vient à l’esprit cette célèbre (parmi d’autres) phrase du Cid : "Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort, nous nous vîmes trois mille en arrivant au port" !

Difficile à déterminer si c’est l’hippocampe ou l’estomac qui s’est réveillé en premier mais le résultat est là : des peuples sont en marche ; ils ont subi la servitude pendant des décennies et aujourd’hui la peur du lendemain les a quittés. Pour l’essentiel, ils sont jeunes et ne sont pas plombés par une mémoire encombrante car il ne faut pas oublier (!) que la mémoire est aussi un bon moyen pour ne rien faire.

Quand même, j’en viens à souhaiter pour tous ceux qui prétendent nous gouverner sans mémoire du peuple, de suivre le pipeau du musicien de Brême jusque dans les entrailles d’un hippocampe implacable et jamais au repos. Et surtout, que nous ayons toujours une mémoire vive, un hippocampe réactif aux situations mille fois vécues. Car la mémoire ne doit pas être un prétexte à "répète-jacquot", la mémoire c’est ce petit plus de "mémoire vive" qui permet de jauger les situations présentes à l’expérience de ce qui a déjà été. Par exemple aujourd’hui les tentations de "décentralisation", "territorialité" que l’on nous présente comme le dernier cri de la modernité et qu’il faudrait reconsidérer à la connaissance de la féodalité honnie et détruite en 1789. Coucou ! nous y revoilà avec ces régions qui se veulent des "fiefs". Quant à l’Europe d’aujourd’hui est-elle l’Europe des Lumières, quand elle est toujours celle des élites qui n’ont de cesse de priver les peuples de leurs repères, de leur mémoire ? Plus : on prive les peuples de leur capacité à se servir de la mémoire, d’en faire un élément structurant des luttes.

Alors, mon hippocampe au mieux de sa forme me dit qu’il est grand temps de récupérer la mémoire et qu’il faut maintenant marcher sur les traces de ceux qui ont fait l’Histoire des peuples. Mais faut-il croire un hippocampe ?

Note : je crois me souvenir maintenant que ce n’était pas l’opium que sniffait ma grand-mère, mais l’encens - le dimanche - utilisé généreusement, encore et toujours, par tous les grands de ce monde.


[1selon « Sud-Ouest », 31/01/2011



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dimanche 6 février 2011 à 01h04 - par  Michel Peyret

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