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Une usine sans patron
lundi 28 janvier 2013
Expérience unique à NEUQUÉN (région Rio Negro).
Une entreprise de céramique sous contrôle ouvrier, une usine sans patron (FaSinPat : Fábrica Sin Patrón. Ex Zanón) où tous les ouvriers gagnent le même salaire, qu’ils travaillent dans la production ou l’administration (comptabilité-trésorerie). Sauf que l’ancienneté est prise en compte, par exemple l’homme de ménage Enrique, 60 ans, touche un peu plus que le jeune Victor, le coordinateur d’un des secteurs de la boîte. Idem ceux qui font les 3x8 ont plus, même chose pour ceux qui bossent six jours d’affilée et ont deux jours de repos. Tous les 2 ans, ils échangent les postes de travail, ceux des bureaux reviennent travailler à la production, les responsables syndicaux le sont pour 3 ans, puis ils retournent à la production. Les salaires oscillent entre 5 000 et 6 000 pesos (1 000 et 1 300 euros).
ABEL : « On n’a pas besoin de patrons, on sait ce qu’on a à faire. C’est beaucoup mieux maintenant, il n’y a ni contrôle ni pression ».
DELIA : « On travaille sans la pression qu’il y avait avant. Il y avait beaucoup d’accidents de travail. Nous étions un numéro de plus, nous devions rapporter, être rentables ».
Delia a 23 ans de boîte, elle sélectionne les carrelages avant la vente. Elle a été secrétaire de la coopérative pendant 3 ans avant de revenir à son poste de travail.
Boire du maté (boisson nationale argentine et uruguayenne à base d’herbe amère) était interdit. Les tenues de travail avaient différentes couleurs ce qui permettait aux contre maîtres de contrôler les travailleurs. Aussi, leur a-t-il fallu se rencontrer dehors et les dimanches autour d’un tournoi de foot pour évoquer les problèmes : salaires, injustices, droits piétinés….
C’est ainsi que l’organisation syndicale, agrupación marrón, est née et a remporté les élections en 1999 contre le syndicat maison.
Enrique : « C’est une expérience assez belle. On est libres mais on est responsables parce qu’il faut travailler. Toute ma vie j’ai travaillé avec des patrons et pour moi cette expérience d’usine sans patron est nouvelle. J’ai commencé à travailler à 9 ans, ma famille était pauvre, mon père nous a abandonnés et il a fallu aider notre mère. Aujourd’hui, je me sens libre. Nous les ouvriers nous devons démontrer que nous savons produire et mener une entreprise. Il y a des jours où un travailleur n’a pas envie de travailler, il peut travailler à un rythme moins soutenu, mais le travail doit quand même être fait ». Enrique, 60 ans, est rentré à Zanon en 1990.
L’originalité suprême de cette expérience.
La liste « agrupación marrón » du syndicat des ouvriers et employés de céramique de NEUQUÉN (SOECN) se présente aux élections provinciales en 2011 dans le « Front de gauche et des travailleurs » (FIT en argentin) et remporte 1 siège de député. Le FIT se compose du Parti des travailleurs socialistes, de la Gauche socialiste, du Parti ouvrier et d’Agrupación marrón. Un seul siège mais ils seront désormais quatre travailleurs élus par le peuple à entrer au parlement de la province. Une travailleuse de la santé, une prof et deux ouvriers de la céramique. En effet, le mandat de député dure 4 ans et les 4 travailleurs vont l’occuper à tour de rôle pendant un an afin que chaque formation politique qui compose le Front soit représenté dans l’hémicycle et dans les commissions. Ainsi à tour de rôle chacun laisse la place aux autres camarades pour faire une politique au service des gens dans la défense de la santé publique, de l’éducation publique, du travail et dans la lutte contre la précarité. Les députés touchent le même salaire qu’à l’usine et le reste va à un fond de grève. Alejandro Lopez, qui a été secrétaire général du Syndicat des céramistes à FaSinPat et aussi le 1er député provincial ouvrier jusqu’en 2012, a renoncé à son indemnité de retraité du parlement.
Il passait tous les jours à l’usine pour voir ses camarades avant de se rendre au parlement en tenue de travail. « On a cassé l’idéologie officielle comme quoi les ouvriers nous ne devions pas nous mêler de politique. Nous avons décidé que nous devions en faire pour défendre notre classe. Nous avons pu faire entrer les revendications de la classe ouvrière au sein de l’hémicycle ». Alejandro ne milite dans aucun parti, mais il considère que la classe ouvrière a besoin d’un parti révolutionnaire lequel peut se construire avec différentes tendances ayant un programme clair qui défende les intérêts des travailleurs et travailleuses.
Pour en arriver là, il leur a fallu 11 ans de bataille. En décembre 2012, le processus d’expropriation est arrivé à son terme. Le titre de propriété devrait arriver dans quelque temps. Tout a commencé en 2001, les ouvriers ont trouvé porte close au petit matin. Pendant 5 mois, ils ont campé devant l’usine pour empêcher la sortie des machines par le patron Zanón. Ils ont connu une forte répression. « Les sbires du syndicat maison venaient nous mettre la pression, nous agresser. Nous avons eu 5 ordres d’expulsion contre lesquels nous avons résisté. Ils ont lutté, gagné et survécu grâce à l’extraordinaire solidarité des gens y compris des familles : autres travailleurs, profs, privés d’emploi, prisonniers qui ont partagé leur nourriture, jeunes étudiants et lycéens. « Nous allions sur les places publiques pour informer la population qui nous donnait à manger moyennant un tract, on a commencé à recevoir de l’argent. Résultat : on mangeait tous ensemble autour d’une énorme marmite. Nous avons pris conscience qu’on ne pouvait pas continuer à vivre de cette solidarité, nous avons donc décidé de rentrer et de commencer à produire ».
Ils ont commencé à nettoyer les lieux et les machines. Ils ont occupé l’usine le 1er octobre 2001, « en mars 2002 nous sortions notre première production ouvrière », les Mapuche (indiens, peuple originaire du Chili et d’Argentine, fortement réprimé côté chilien) de Zapala (ville avant NEUQUÉN) leur avaient fourni la matière première.
Redémarrer a été très dur. Les ouvriers ont eu droit à un boycott commercial et économique. Aujourd’hui, ils vont relever un grand défi celui de la transformation technologique par le biais d’un crédit l’usine sera mise à neuf. « On est en train de s’en sortir. J’ai beaucoup d’espoir que tout va bien marcher », exprime Victor. 440 ouvriers dont 49 femmes travaillent à FaSinPat. Ensemble, ils décident dans leurs assemblées ce qui est bon pour le fonctionnement de leur usine. Les idées s’entrechoquent pour qu’émergent les meilleures. Ils ont aussi organisé la solidarité avec les femmes de l’usine textile d’à côté qui subissent une forte répression parce qu’elles osent relever la tête. Ils bataillent également pour les droits du peuple mapuche. Leur lutte et leur usine est devenue un exemple régional, national et international. « Le contrôle ouvrier prend beaucoup plus de force en temps de crise. Que se passerait-il si les énergies étaient sous contrôle ouvrier ? », questionne Alejandro.