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Marseille
Culture et conflits
jeudi 24 janvier 2013
En décembre dernier, à quelques jours du lancement officiel de Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture, la scène nationale Théâtre du Merlan attirait bien involontairement sur elle les feux de l’actualité en convoquant l’une de ses attachées aux relations avec les publics pour un entretien préalable en vue d’une sanction pouvant aller jusqu’au licenciement. La raison, un présumé « conflit d’intérêts » : Zora Berriche militait dans l’une des associations (CSF St Barthélémy) constituant le collectif qui s’était bruyamment retiré en novembre du projet « Jardins possibles » porté par le Théâtre du Merlan dans le cadre de l’opération « quartiers créatifs » de Marseille-Provence 2013.
Cette convocation menaçante n’a pas manqué d’attiser le conflit réel existant entre les divers acteurs institutionnels et les associations qui dénonçaient déjà « des décennies de mépris » envers la population des quartiers.
Le jour même, toutes avaient mobilisé leurs adhérents pour soutenir Zora - que nos lecteurs et les adhérents de Rouges Vifs 13 connaissent bien - devant le Théâtre du Merlan. Le Comité de Chômeurs CGT et des militants de Rouges Vifs 13 s’étaient joints à eux. La direction décidait d’enclencher la marche arrière : le président Alain Vidal-Naquet calmant le jeu devant les caméras de France 3 précisait « on s’est entendu et on va se revoir bientôt ».
« Bientôt » c’était le vendredi 11 janvier, la veille de l’ouverture officielle de Marseille-Provence 2013 et à moins de 72 heures d’une réunion entre les acteurs de MP2013 et les représentants du FEDER (Fonds européen de développement régional) qui apporte plus de la moitié du budget de ce fameux projet « quartiers créatifs ». Ce jour-là Zora se retrouve face à un employeur saisi par l’urgence de rassurer son monde, qui aurait volontiers conclu toute l’affaire par un communiqué de presse titré : « tout est rentré dans l’ordre ».
Ce projet c’était se moquer du monde
De licenciement, personne ne parle plus. « C’était une erreur », commente Zora, « la situation était déjà très tendue avec les associations et c’était stupide d’en rajouter. J’ai eu l’occasion de rappeler à la direction les termes du courrier adressé par les associations à la déléguée à l’Egalité des chances de la préfecture, qui précisait qu’il n’était pas question de subir de pression de qui que ce soit et j’ai précisé que je n’en attendais pas moins de ma direction. Pour le moment, il n’est plus question de sanction, en tous cas jusqu’à fin 2013... Après, je ne sais pas... Je n’ai pas eu de retour après la réunion avec le FEDER à laquelle je participais. Le président Alain Vidal-Naquet était présent et la directrice, Nathalie Marteau, était représentée par son adjoint, Jean-Marc Diebold. J’attends de voir comment ils ont analysé ma prestation mais j’ai l’impression qu’ils ont commencé à se rendre compte que ce projet, auquel ils se sont associés un peu rapidement, c’était se moquer du monde ».
En attendant, au Saint Barthélémy, le « jardin possible » est à l’arrêt. Les associations ont contesté le projet en novembre raison du manque de concertation avec la population mais aussi parce qu’elles l’accusent de masquer une rénovation urbaine destinée à chasser les habitants : 330 démolitions de logements sont déjà prévues fin 2013, dont les habitants relogés verront leur loyer sensiblement augmenter. Leur colère a éclaté quand elles ont appris le coût du projet (environ 400 000 €) sans retombées économiques ni créations d’emplois pérennes pour le quartier, et le sort qui attendait le terrain choisi dès 2014 : il deviendra une zone de stockage pour le chantier de la L2. Un « jardin impossible » en fait.
Une coquille vide

« Chez nous, le projet de « jardin possible » est à l’arrêt et tant qu’il ne prendra pas en compte ce qu’on leur a dit, c’est clair qu’il sera difficile à faire », précise Zora : « Le collectif d’association est en possession de documents, notamment une convention d’objectifs passée entre MP2013, les GIP (groupement d’intérêts publics) Marseille Rénovation Urbaine (MRU) et Politique de la Ville et Marseille Provence Métropole (MPM). Cette convention est très claire et rejoint tout à fait l’avis des gens et les attentes des associations, sauf que rien de ce qui était prévu n’a été fait sur le territoire. A l’origine le contenu du projet était politique, à l’arrivée c’est une coquille vide. On a juste envoyé des artistes, genre « ça va être joli, on va faire un peu de poésie dans les quartiers pauvres… ». Tout le reste était oublié et les artistes ne sont pas en cause, on s’est moqué d’eux aussi en les envoyant au charbon ».
Après une fin d’année mouvementée et à la faveur de la couverture médiatique de l’ouverture officielle de MP2013, Nathalie Marteau, la directrice du Merlan est partie à la reconquête de son image quelque peu écornée d’intellectuelle « de gauche, férue d’urbanisme et sensible aux questions sociales ». Un mini plan « com » qui a fait le tour des sites d’actualité et des réseaux sociaux : 4ème de couverture de Libération avec un grand portrait, chronique quotidienne dans L’Humanité du 14 au 18 janvier inclus, largement reprise par le site internet du PCF. La directrice du Théâtre du Merlan s’y interroge sur la manière de conjuguer culture savante et culture populaire, s’ébaudit sur le cosmopolitisme de Marseille, souligne la dure nécessité de travailler dans les quartiers populaires… Pour en savoir plus sur ses objectifs et ses convictions, vous pouvez aller sur le site du Théâtre du Merlan (http://www.merlan.org/fileadmin/documents/MEMOIRE_N._MARTEAU.pdf) pour lire ou télécharger son propre mémoire de master.
Un rapport hégémonique
Peu d’habitants de Saint-Barthélémy, Picon ou Busserine auront sans doute la curiosité d’aller chercher sur le site du Merlan et d’ailleurs, la majeure partie du public qui fréquente le Théâtre du Merlan vient du centre-ville. Sauf à considérer que les habitants de ces cités n’ont rien à faire au théâtre (ce dont personne, et surtout pas l’auteur de ces lignes, ne soupçonne l’équipe du Théâtre du Merlan) on peut se demander d’abord pourquoi ? Et ensuite comment y remédier ?
L’affaire du « jardin possible » donne l’occasion d’y réfléchir. Rien ne laisse penser que la population du quartier concerné rejette la culture. Depuis les années 70, ce quartier a une longue histoire de luttes pour obtenir les équipements qui lui faisaient défaut : bibliothèque, stade, piscine et même une salle de spectacle devenue le Théâtre du Merlan ont été acquis par la lutte des habitants du quartier. Parmi les exigences des associations qui ont contesté le projet figuraient d’ailleurs dès le début les questions de la culture et de l’art qui apparaissent de moins en moins dans les orientations de la politique de la ville.
Pour Zora, l’explication est ailleurs : « On est tout simplement dans un rapport hégémonique. Pour les acteurs culturels, ceux qui dirigent les lieux, je ne pense pas que ce soit de l’ordre du mépris. C’est qu’on ne sait pas y faire ou qu’on a peur de trop s’aventurer sur ce terrain là, qu’on craint de trop ouvrir les portes et d’être envahi, d’être dépossédé de son lieu. Il faut trouver le juste équilibre. On parle beaucoup de mixité du public mais c’est de la mixité contrôlée. On ne réfléchit pas avec les gens, on ne partage rien avec eux. La direction d’un lieu culturel se doit, à un moment donné, au St Barthélémy ou ailleurs, de rencontrer les acteurs sociaux. En fait on prépare tout dans son coin et après, on se contente d’envoyer les relations-publics, comme moi, pour vendre le morceau. Il y a le discours sur le partage et je ne sais quoi, toujours de jolis termes mais au final, rien. Ils ont aussi peur des gens : les personnes qu’ils ont en face d’eux ne s’expriment pas comme eux donc ils ne s’y intéressent pas. Il faut prendre le temps pour se comprendre et ils ne le prennent pas. Ils disent « on apporte un peu de poésie là où il n’y en a pas »… Moi, à leur place, je ne me permettrais pas de le dire. Comment oser dire « là où il n’y en a pas », qu’est-ce qu’ils en savent ? Sont-ils allés voir ? »
Orientalisme et seventies…
L’ouverture de MP2013, le samedi 12 janvier, jugée diversement par la presse, éclaire en tous cas les paroles de Zora : s’il est vrai que le programme des festivités était décevant, la population, elle, était au rendez-vous. Quelques 400 000 personnes : une foule mélangée, tranquille et joyeuse, en famille, pour beaucoup venue de ces quartiers où on prétend apporter un peu de poésie…
Ils sont venus chercher spontanément, comme chaque fois que l’occasion s’en présente à eux, ce que la culture peut apporter d’émotion et de plaisir collectifs. Le regard un peu « orientaliste-19èmesiècle » de certains professionnels de la culture sur le cosmopolitisme de la ville, leur longue réflexion un peu « socio-cul des seventies » sur culture savante et culture populaire n’y changeront rien, quand les personnes se sentent concernées, elles répondent à l’appel de la culture. Le problème se situe peut-être dans le fait qu’une partie de la population - la plus modeste, la plus exclue mais pas forcément la moins sensible – ne se sent pas concernée par l’art, pense que ce n’est pas pour elle. Il y a là un sujet de réflexion d’une actualité brûlante auquel la scène nationale du Merlan et l’ensemble des acteurs culturels devrait s’atteler, quitte à entrer en conflit... avec le système.