Une bien longue marche vers l’égalité raciale

vendredi 30 août 2013
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A la suite de notre article Trayvon Martin : Les USA ne sont pas sortis du Far West celui-ci donne des éléments intéressants sur la persistance des discriminations raciales, allant à l’encontre de l’opinion quelquefois entendue en France selon laquelle là-bas ce serait mieux qu’ici dans ce domaine...

Le 28 août 1963 se sont réunis devant la maison blanche, près de trois cent mille personnes venues réclamer à l’administration Kennedy que le pays change et que la législation l’y oblige. Depuis plusieurs semaines, un projet de loi mettant fin à la discrimination raciale pratiquée dans le sud des Etats-Unis était en attente sur les tables d’un Congrès réticent. Cette manifestation de masse avait pour but de rappeler au gouvernement ses engagements vis-à-vis des militants des droits civiques, solidaires de la conditions des Noirs.

Ces derniers, au Sud, étaient engagés depuis près de dix ans dans une campagne de désobéissance civile visant à dénoncer l’injustice et la violence de leur quotidien. Les caméras de télévision, qui venaient d’entrer dans les foyers américains, avaient porté à la connaissance du pays l’ignominie de la brutalité policière face aux activistes non violents et le temps du changement semblait venu.

Martin Luther King Jr. fut la voix inoubliable qui ce jour là, au piédestal de la statue de Lincoln, à l’issue d’une après-midi caniculaire lors de laquelle concert et discours s’étaient enchaînés, marqua l’histoire en racontant qu’il avait ce rêve insensé mais peut-être prophétique dans lequel Noirs et Blancs seraient égaux dans une Amérique réconciliée et apaisée. « Je fais un rêve » dit-il, qui doit devenir réalité, « et si l’Amérique doit être une grande nation, il faut qu’il en soit ainsi » [1].

Les Etats-Unis ont retenu la belle histoire, celle d’un moment d’unité nationale lors duquel le rêve de King devint celui de la nation. Quelques semaines après la marche, le Congrès vota en effet le Civil Right Act, qui interdit la ségrégation et les pratiques discriminatoires. Lyndon Johnson, porté par l’assassinat de Kennedy, signa à l’été 1964 ce texte rédempteur, en présence des principaux militants noirs. Un an plus tard, une loi complémentaire fut ajoutée, le Voting Right Act, afin, par la supervision pointilleuse de l’Etat fédéral, de s’assurer qu’aucune ruse ni aucun biais ne permettrait que de nouveau on empêcha les Noirs de voter.

On se plaît la main sur le cœur à réciter l’envolée finale du discours de King, en voyant dans son appel à la fraternité l’annonce d’une ère post-raciale. Mais on oublie que le pasteur, qui avoua avant sa mort que son rêve avait tourné au cauchemar, commença son discours par la dénonciation d’un chèque sans provision que le pays avait signé aux Noirs. Ce chèque, c’est la promesse faite par la Constitution des Etats-Unis qu’ils seraient reconnus comme des citoyens à part entière. En 2013, le chèque ne semble toujours pas avoir été honoré. Les cinquante ans de la Marche sur Washington surviennent dans un contexte d’étiolement des libertés civiques. Cette dissonance historique s’entend dans les rangs des marcheurs activistes qui, dès samedi dernier, ont commencé à fouler le mall de Washington. Assez rêvé.

Un chèque en bois

En quelques semaines, à l’été 2013, les Afro-Américains ont en effet vécu le détricotage par la Cour Suprême d’une des mesures essentielles des lois de 64-65 et l’acquittement inique de M. George Zimmerman, le meurtrier de Trayvon Martin, jeune garçon noir de 14 ans. Le procès et son verdict furent un traumatisme et un rappel de la permanence des préjugés racistes. Hasard du calendrier, le même jour était sorti sur les écrans le film Fruitvale station, relatant la mort d’un jeune noir sous les balles d’un policier blanc du métro de San Francisco, acquitté après avoir plaidé la maladresse. Zimmerman, patrouilleur armé à la faveur de la loi dite « Stand Your Ground » (« Défendez votre territoire ») suspectait le jeune adolescent, Noir portant capuche, d’être un étranger dangereux pour le quartier.

La ségrégation spatiale n’est pas moindre en 2013 qu’en 1964 [2] et tout Afro-Américain franchissant les frontières imaginaires le paie cher. Zimmerman fut innocenté et son arme lui fut rendue, la justice validant ainsi ses présomptions racistes selon lesquelles un jeune homme noir, même s’il a 14 ans et qu’il se rend en toute normalité chez des proches, est toujours intrinsèquement menaçant. Cette réalité crue, orthogonale de l’autocélébration nationale autour de l’anniversaire de la marche de 1963 fut incarnée par une image qui devint virale sur Internet lors du procès : un photomontage de King, capuche sur la tête. Saisissante, elle devint l’emblème des héritiers du pasteur qui se mobilisèrent dans le pays. Suite au verdict, le président Barack Obama, qui se tient résolument à distance des questions raciales depuis son élection, exprima sa consternation et son empathie et reconnut explicitement qu’un problème de reconnaissance spécifique aux jeunes hommes afro-américains se posait encore. [3]

La grande régression

Tel n’est visiblement pas la conviction du juge conservateur de la Cour Suprême, M. John Roberts, à l’origine de l’annulation d’une mesure phare héritée de 1964, qui prévoit que tous les Etats ayant une longue histoire de discrimination raciale (principalement dans le vieux Sud) ne peuvent modifier leurs lois électorales sans en référer au préalable à Washington. Jugeant, à l’encontre des régressions démocratiques largement pratiquées à l’endroit des minorités raciales dans nombre d’Etats lors des élections de 2012 [4], que les pratiques discriminatoires étaient caduques, d’un autre âge, l’opinion du juge sidéra les militants des droits civiques. Mettant à bas le principe clé de 1964, qui veut que l’Etat vigilant se porte garant de l’interdiction des pratiques discriminatoires, l’arrêt Shelby County v. Holder a immédiatement suscité l’adoption — du Texas à la Caroline du Nord — de nouvelles mesures réduisant l’accès des minorités au bureau de vote [5]. Le président s’est dit consterné de cette décision et son ministre de la justice, M. Eric Holder, a annoncé comme pour les lois sécuritaires « Stand your Ground » qu’il entamerait des poursuites contre les collectivités locales adoptant des mesures trop racistes [6].

Le racisme est davantage multiforme et sans doute plus insidieux aujourd’hui qu’il y a cinquante ans. Mais des formes grossières demeurent. Parmi les exigences des militants noirs des années 1960 figurait la fin du harcèlement policier dont les jeunes des ghettos de Los Angeles, Detroit ou Chicago étaient quotidiennement victimes. Les émeutes urbaines qui enflammèrent le pays dès 1965 furent l’illustration tragique que le cocktail pauvreté - harcèlement policier était explosif. En 2013, des militants des libertés civiles ont dénoncé la police de New York, d’ailleurs condamnée par un juge de l’Etat. La pratique dite du « Stop & Frisk », consistant à multiplier les contrôles d’identité, est présentée par le maire de la ville, M. Michael Bloomberg, et son chef de la police, M. Ray Kelly, comme la panacée pour réduire la criminalité. S’ils brandissent régulièrement les chiffres illustrant la baisse de la délinquance dans la ville (en réalité bien antérieure à la mise en place de cette politique, en 2003), ils ne semblent pas s’alerter, au contraire, de la nature indiscutablement discriminatoire de ces contrôles au faciès : sur les 700 000 interpellations réalisées en 2011, 85 % concernaient des non-blancs [7] . Pour couronner le tout, MM. Bloomberg et Kelly justifient cette pratique en affirmant que les criminels appartiennent principalement aux minorités.

Un racisme institutionnel

C’est avec une contre-vérité similaire que le système pénal américain continue d’incarcérer les jeunes Noirs de façon disproportionnée [8], au nom d’une guerre contre le trafic de drogue dont la nature même est discriminatoire : les Noirs sont six fois plus emprisonnés que les Blancs et alors qu’ils ne représentent que 12 % des consommateurs de drogue aux Etats-Unis, ils constituent près de 40 % des interpellés pour usage de stupéfiants et 60 % de ceux qui sont incarcérés pour ce délit. Plus encore, les disparités entre les peines appliquées aux usagers de crack (forme vile de la cocaïne qui ravagea les ghettos noirs dans les années 1990) et celles appliquées aux consommateurs de cocaïne (plus souvent riches et blancs) est dans un rapport de 1 à 18. Et alors que deux tiers des consommateurs de crack en 2000 ne sont pas afro-américains, 80 % des condamnés pour usage de cette drogue le sont… Après une première tentative pour rééquilibrer la politique pénale en 2010, l’administration Obama a annoncé qu’elle souhaitait réformer la question des peines planchers [9] à deux vitesses.

Grâce aux dissidents des années 1960, il y a aujourd’hui 1,4 million de jeunes hommes noirs à l’université. Pendant ce temps, 840 000 sont en prison, soit près de 40 % des détenus, alors qu’ils sont 14 % de la population américaine. A cause de la prison, il y a, en 2013, plus de Noirs privés de leur droit de vote qu’en 1870, année qui vit ce droit leur être accordé. King n’imaginait sans doute pas une telle régression démocratique en paraphant le « Voting Right Act ».

Mais la mesure du progrès depuis 1963 doit s’évaluer à l’aune de la principale revendication des marcheurs de Washington : l’accès à l’emploi. Or, hier comme aujourd’hui, le taux de chômage des Noirs est le double de celui des Blancs et la proportion d’enfants noirs pauvres est trois fois plus élevée que celle des autres. La crise a encore renforcé les inégalités [10] et aujourd’hui, le patrimoine moyen d’une famille blanche est vingt fois plus important que celui d’une famille noire. Malgré les lois votées, la discrimination est également de nature salariale : depuis la mort de King, l’écart de revenu entre un travailleur blanc et un travailleur noir n’a été réduit que de 3 cents pour un dollar. [11]

L’élection de M. Obama doit beaucoup aux activistes des années 1960 et des progrès politiques considérables ont été accomplis pour que l’Amérique puisse voir sans sourciller un président et un ministre de la justice noirs commenter la mort de Treyvon Martin. Mais nul ne peut encore croire à la fable de l’ère « post-raciale » que King aurait prophétisée et Obama réalisée. Les temps sont plus que jamais marqués par les discriminations de race et de classe et la responsabilité de M. Obama ne doit pas être occultée. Lorsqu’il félicite chaleureusement le chef de la police de New York, M. Ray Kelly, pour son travail et envisage de le nommer au poste vacant de ministre à la sécurité intérieure, il joue une partition bien éloignée des contestataires de Washington. Ceux qui défileront ce mercredi 28 août 2013, comme ceux qui ont déjà défilé, réclament en effet la fin du contrôle au faciès et du harcèlement policier et pénal, plus de justice sociale et la poursuite de la lutte contre le racisme. Les Américains noirs vont mieux qu’en 1963 mais sensiblement moins bien que lorsque M. Obama fut élu à la Maison Blanche [12]

Sylvie Laurent, mercredi 28 08 2013

Transmis par Linsay



LIEN POUR PHOTO ET ARTICLES
http://www.monde-diplomatique.fr/carnet/2013-08-27-mlk

Sylvie Laurent est chercheuse au Stanford Center for Poverty and Inequality et au WEB Du Bois Institute for African American Research, Harvard.


[1Voir la vidéo du discoursde Martin Luther King Jr.

[2Lire Reniqua Allen, « Our 21st-century segregation : we’re still divided by race », The Guardian, 3 avril 2013, et Tanner Colby, Some of My Best Friends Are Black : The Strange Story of Integration in America, Penguin, 2012.

[3Voir « President Obama Speaks on Trayvon Martin », 19 juillet 2013.

[4Lire Elisabeth Vallet, « Les fractures électorales de la démocratie américaine », Visions cartographiques, Les blogs du Diplo, 29 octobre 2012.

[5« Court Blocks Pennsylvania Voter ID Law, As Six Other States Revive Their Own », Think Progress, 19 août 2013.

[6Lire Manuel Roig-Franzia et Sari Horwitz, « Attorney General Eric Holder denounces ‘stand your ground’ laws », The Washington Post, 16 juillet 2013.

[7Lire « Stop And Frisk Facts », New York Civil Liberties Union, et « Behind the Decision on the Stop-and-Frisk Policy », The New York Times, 12 août 2013.

[8Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, The New Press, janvier 2012 ; http://newjimcrow.com/.

[9« Eric Holder’s Drug War Speech : Don’t Get Too Excited Yet », Rolling Stone, 12 août 2013.

[10Annie Lowrey, « Wealth Gap Among Races Has Widened Since Recession », The New York Times, 28 avril 2013.

[11Algernon Austin, « The Unfinished March », Economic Policy Institute, 18 juin 2013.

[12 50 Years After March on Washington, Tens of Thousands Say Struggle for MLK’s “Dream” Continues », Democracy Now, 26 août 2013.



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