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Quand l’Europe s’est-elle fourvoyée ?

jeudi 23 janvier 2014

Quand l’Amérique du Sud nous donne des leçons...tout à fait pertinentes.

Aujourd’hui, le même constat s’applique à l’Europe. Les diagnostics divergent : tandis que certains s’indignent de la paresse des peuples du Sud qui, corrompus par la sieste et l’air méditerranéen, vivraient au-dessus de leurs moyens – un discours que nous avons tant entendu ici en Amérique latine, et depuis si longtemps –, d’autres mettent en cause la rigidité de la banque centrale allemande (la Bundesbank) qui, via la « troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), imposerait ses vues à l’ensemble des économies. Pour autant, les solutions proposées ne se distinguent qu’à la marge. Et, quel que soit le chemin emprunté, la pilule sera difficile à avaler, car tout le monde s’accorde sur un point : l’Europe s’est fourvoyée.

Cet état de fait a des répercussions immenses. Il s’agit d’un phénomène qui représente un recul de civilisation. L’Etat social européen fut, en effet, une construction solidaire ayant servi de modèle à l’échelle mondiale. Son démantèlement actuel implique un retour à une époque marquée par l’abandon des peuples et l’exclusion sociale, et dont le Vieux Continent s’était émancipé.

Peut-on dater le début de cette dérive ? Il remonterait peut-être au déclenchement de la Première guerre mondiale, lorsque les contradictions entre les différentes bourgeoisies - dont Lénine avait prédit qu’elles gouverneraient l’histoire du monde au début du 20e siècle - se révélèrent dramatiquement. L’Europe devint ainsi le théâtre du conflit le plus brutal que l’humanité eût connu jusqu’alors.

On pourrait également chercher ce moment lorsqu’intervint la division entre sociaux-démocrates sur la question de la guerre, lorsque la IIe Internationale renonça officiellement au pacifisme et à l’internationalisme qui l’avaient caractérisée, ouvrant ainsi des blessures qu’il serait impossible de refermer. Ou encore dans l’incapacité de l’Europe à empêcher l’émergence des différentes formes de dictatures de droite, fascistes ou nazie, puis dans cette même incapacité à les mettre en échec, nécessitant le recours à des forces extérieures.

Mais rien de tout cela ne permettrait d’expliquer le tournant actuel. Car même après tant de déchirements, les pays d’Europe occidentale avaient réussi à bâtir des Etats sociaux qui ont incarné, pendant trois décennies des constructions sociales parmi les plus généreuses jamais créées à l’échelle de l’humanité.

C’est donc plus tard que le Vieux Continent s’est engagé sur une pente fatale. Le moment charnière fut le tournant de 1983, avant même la fin de la deuxième année de gouvernement de François Mitterrand. La victoire de la gauche française en 1981, tant attendue depuis la fin de la guerre, permit d’abord au président fraîchement élu de procéder à des nationalisations, de consolider les droits sociaux et de mener une politique extérieure solidaire tournée vers le Sud.

Mais le monde avait changé. La France se trouvait confrontée au modèle idéologique et à la politique internationale imposés par Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Deux choix s’offraient alors à elle : soit nouer des alliances avec les pays de la périphérie et du Sud, en particulier ceux d’Amérique latine, en montrant la voie aux Etats les plus directement malmenés par le tournant néolibéral ; soit opérer une réorientation radicale de sa politique. C’est la seconde solution qui fut privilégiée, le gouvernement socialiste décidant de s’adapter à sa manière à la nouvelle vague néolibérale en devenant le supplétif du bloc emmené par les Etats-Unis et le Royaume-Uni.

Cette bifurcation, qui contribua à consolider la nouvelle hégémonie néolibérale, constitua le premier exemple d’adhésion d’un gouvernement et d’un parti social-démocrates aux modèles fondés sur l’économie de marché et le libre-échange. L’Espagne de Felipe Gonzà¡lez ne tarda pas à emprunter le même chemin, suivie par d’autres pays. Le phénomène finit par gagner l’Amérique latine, du Mexique au Venezuela en passant par le Chili ou encore le Brésil.

L’Etat social, incompatible avec les exigences du Consensus de Washington, était ainsi déjà condamné car il allait tôt ou tard subir les conséquences de cette nouvelle orientation. La construction européenne, elle aussi, fut soumise aux mêmes principes : les débats nationaux se focalisèrent sur la question de l’union économique et monétaire et de la création l’euro, preuve du caractère essentiellement monétaire de ce projet européen.

La crise de 2008 a donc frappé une Europe extrêmement fragilisée par son immersion intégrale dans le consensus néolibéral. Cela l’a empêchée de réagir comme l’ont fait les gouvernements latino-américains. Pour faire face à la situation, ces derniers se sont précisément inspirés des modèles régulateurs ayant prédominé dans le Vieux Continent au cours des « Trente glorieuses ». Et ce, afin de réagir positivement face à la crise.

Voilà comment l’Europe en est arrivée là . Et aujourd’hui, les solutions préconisées ont pour effet de détruire méthodiquement les systèmes de protection sociale, jetant de l’huile sur le feu en adoptant des remèdes néolibéraux pour juguler une crise néolibérale qui s’aggrave chaque jour un peu plus.

Emir Sader le 20/01/ 2014

Transmis par Linsay


EMIR SADER

Sociologue et politologue brésilien, secrétaire exécutif du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO)

Messages

  • Hum, la bourgeoisie chinoise n’a pas eu besoin du consensus de Washington pour devenir violemment anti-sociale dans un des pays devenu l’un des plus inégalitaire du monde.
    Lisser la question européenne en faisant des états d’Europe et de l’Europe globalement un tout amène souvent des dérives .
    Parler d’état social européen est une plaisanterie inter-classiste.
    La réalité vient d’une bataille de classe intense. Ainsi sans une partie du peuple français sortie armes à la main de la résistance, point de conquêtes sociales autres qu’importées (ce qui fut le cas de l’Allemagne lors de la défaite du nazisme).
    Le XXeme siècle fut le théâtre d’assauts des travailleurs en Europe pour tailler des conquêtes sociales, avoir un "climat" permettant ces conquêtes.
    L’apparition de couches sociales bureaucratiques et bourgeoises dans le mouvement social et politique européen allait miner progressivement ces conquêtes et les capacités de les maintenir, voir d’en conquérir d’autres.
    La contre-offensive brutale et globale de la bourgeoisie pour accroitre ses taux de profit prit pied dans la Grande-Bretagne de Tatcher (face à une énorme organisation politco-syndicale de la classe ouvrière), puis les USA de Reagan, puis dans un nombre croissant d’états dans le monde et en Europe, grâce aux faiblesses de notre camp, et particulierement celles liées à des couches dirigeantes de nos organisations passées depuis longtemps à une mentalité réactionnaire, à la défense centrale de leurs intérets et donc totalement inadaptées pour résister à une attaque violente de la bourgeoisie.

    Cette contre-offensive de la bourgeoisie ne put se faire sans que le mouvement social d’émancipation du XXeme siècle ne fut progressivement dénaturé et contrôlé par des couches sociales dont les intérêts se situaient dans leur capacité à se nourrir d’un côté des prébendes de la bourgeoisie, des institutions, zinzins de l’appareil d’état, et de l’autre de son contrôle de la majorité sociale.

    Les mêmes difficultés existent maintenant au Brésil, avec le parti de Lula qui affaiblit les capacités de résistance du prolétariat urbain moderne de ce pays, sauf que la trajectoire a été plus rapide et plus tendue.

    Pointer les raisons d’une situation, raisons liées à la désorganisation des résistances sociales, aide à saisir les conditions d’une contre-offensive globale de notre camp.
    Vouloir en faire des questions nationales, ou de sous-continent, ne démêle pas ce qui ressort de la lutte des classes.
    Même si les situations connaissent des inflexions particulières nationales et continentales, liées à l’histoire et au développement.

    Point d’état social donc , mais des appareils d’état restés bourgeois, dans des sociétés sous contrôle de la bourgeoisie, ayant dû faire des concessions sociales face à la puissance de la classe des travailleurs.

    La clé des conquêtes sociales n’est pas dans l’état, qui n’est lui qu’un ennemi récurent du mouvement social, mais dans la capacité des travailleurs a faire ces conquêtes et de les garder, voir à aller vers ce rêve fou que d’âge en âge on remet pour dieu sait quand...

    Et donc à étudier, comprendre ce qui freine la classe populaire dans ses capacités de contrer les attaques et repasser à l’offensive.

    J’emploie le terme d’état dans le sens d’appareil d’état.

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