Des Chinois contre la mondialisation
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Nous avons déjà écrit ici ce que nous pensions du brusque intérêt des médias au service des puissances occidentales pour les droits de l’homme en Chine. A l’occasion des jeux de Pékin nous souhaitons nous aussi faire connaître une série de points de vue sur la situation chinoise, points de vue apportant des éléments de connaissances, de critiques et d’analyse...sans qu’ils soient dictés par Bruxelles, la Maison Blanche ou l’Elysée...
Comme pour d’autres sujets on pourra également se référer au site Changement de société pour compléter ces aperçus.
Textes de WANG BIN, de HAN DEQIANG et divers écrits parus sur des sites Internet en Chine recueillis, commentés et analysés par
Jean-Louis Rocca
chercheur au CERI (Centre d’Etudes et de Recherche Internationales), actuellement détaché à Pékin.
L’entrée de la Chine dans l’OMC n’a pas suscité de grands débats. Le gouvernement insiste sur le caractère inéluctable de cette adhésion. Certes, à court terme, la concurrence étrangère forcera à une profonde restructuration, notamment dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie, mais c’est une étape obligée dans le processus de développement et de renforcement de la puissance chinoise. Telle est, en substance, la position officielle. Quant à l’homme de la rue, s’il est inquiet pour son emploi, il attend surtout de cette entrée une baisse des prix des biens de consommation « modernes » (voitures, matériel informatique...) qui, non soumis jusqu’ici à la concurrence, restent élevés.
Pourtant, à côté de ce « libéralisme » ( ziyou zhuyi) de raison, fortement instrumentalisé par le pouvoir, il existe une espèce d’opposition officielle, pour qui l’ouverture à l’économie mondiale fait courir un énorme danger au pays. Cette « nouvelle gauche » ( xinzuo pai), bien que très minoritaire, constitue un courant apparemment original par rapport aux thèses officielles et aux sentiments de l’opinion publique [1].
Le contenu et le style de ces écrits varient énormément d’un auteur à l’autre. Les deux livres dont on rend compte ici sont représentatifs de deux facettes de ce courant.
Le premier part de préoccupations nationalistes pour aboutir à des recommandations de politique économique. Il se fonde sur la théorie d’un « complot américain » visant à affaiblir les pays concurrents des États-Unis, dont bien sûr la Chine.
Le deuxième s’appuie sur une analyse plus poussée des conditions du développement économique et conclut à la nécessité d’une politique extérieure nationaliste. De nombreux sites Internet véhiculent aussi les thèses de la « nouvelle gauche » et les polémiques qu’elles suscitent : on en donnera également un aperçu.
Le livre de Wang Bin, chercheur de l’Académie des sciences sociales, est très clairement anti-américain. Pour lui, depuis « les bombardements démentiels opérés par l’OTAN et dirigés par l’Amérique [en Yougoslavie], les gens ont pris conscience des dangers de la guerre technologique moderne, et du fait que la Chine devait très vite se doter d’avions, de missiles de croisière et de bateaux de guerre ultramodernes [...] et garantir au pays la construction économique et une vie heureuse et paisible. »
Mais il y a un danger sans doute pire : la « guerre molle ». Après sa défaite au Vietnam, l’Amérique a utilisé la politique, la diplomatie et l’économie pour faire disparaître le socialisme et influer sur le monde dans le sens de ses intérêts. La « guerre dure » peut détruire une ou deux villes, la « guerre molle », un pays tout entier : en ont été victimes, dans les années quatre-vingt, l’Amérique latine, tombée dans le piège de la dette, et, dans les années quatre-vingt-dix, la Russie, à qui l’on a imposé la thérapie de choc. Aujourd’hui, avec la politique d’ouverture aux capitaux étrangers et de restructuration industrielle, et avec l’entrée imminente dans l’OMC, c’est au tour de la Chine de subir les méfaits de cette entreprise de déstabilisation économique.
L’auteur a fait de longues études à l’étranger (au Japon et aux États-Unis) et c’est cette expérience, dit-il, qui l’a mené à ses positions actuelles : d’abord admiratif du modèle occidental, il a peu à peu pris conscience, en particulier à la lecture de livres consacrés à la chute de l’URSS et à la situation du Tiers Monde, de ce que la « thérapie de choc » non seulement était inadaptée à la situation mais représentait aussi une stratégie délibérée des Américains pour détruire l’URSS en imposant de mauvaises solutions aux dirigeants soviétiques ; par la suite, les politiques menées par les organisations financières internationales en Amérique latine puis lors de la crise asiatique ont de nouveau révélé ce grand projet hégémonique.
Quant à la Chine, elle est devant un choix crucial. Jusqu’en 1993, les réformes ont été une grande réussite parce qu’elles s’appuyaient sur les caractéristiques du système socialiste chinois, c’est-à-dire la notion de responsabilité [2] et la prépondérance de la propriété publique. Malheureusement, par la suite, « les théories économiques de l’Occident se sont répandues ». De même qu’en Russie (présentée ici comme le modèle de ce qu’il ne faut pas faire), on pratique une politique de privatisation, de restriction monétaire et budgétaire et d’absorption de capitaux étrangers.
Le résultat est un ralentissement du développement des forces productives et une croissance du chômage. Pour sortir de cette impasse, il faut changer de politique.
Au niveau international la Chine doit prendre la tête d’une coalition anti-américaine.
À l’intérieur, il faut renforcer le socialisme et la confrontation des idées, et revenir à la notion de responsabilité des entreprises. On peut continuer à faire des expériences en matière de propriété du capital mais à condition de garder une place essentielle à la propriété publique. Enfin, il importe de revoir les choix sectoriels, c’est-à-dire de ne plus donner une place prépondérante aux services mais de développer plutôt les secteurs primaire et secondaire. La principale qualité de ce livre est d’exposer, de manière caricaturale, le fort sentiment anti-américain que l’on perçoit ici et là dans le milieu intellectuel ; sentiment fondamentalement ambigu puisque, en même temps, la plupart des étudiants rêvent de partir aux États-Unis.
Le point de départ de Han Deqiang est très différent, puisqu’il s’agit de la politique économique, et plus précisément l’entrée de la Chine dans l’OMC. Il avoue être d’accord avec de nombreux économistes qui considèrent que « l’adhésion de la Chine à l’OMC n’est pas du tout une simple affaire économique, mais d’abord une affaire politique ». Par contre, il s’oppose à l’avis de la plupart de ses collègues selon lesquels elle lèvera l’obstacle essentiel à la poursuite des réformes : le monopole dont bénéficient encore beaucoup d’entreprises publiques dans l’économie chinoise.
Pour lui, une obéissance aveugle aux diktats de l’OMC conduirait au remplacement du monopole des entreprises publiques par celui des entreprises transnationales étrangères. Son argumentation est assez sophistiquée. Il oppose deux conceptions du marché. La première, le « romantisme du marché » ( shichang langmanzhuyi) est fondée sur la « main invisible », l’avantage comparatif et la théorie des étapes du développement économique. À en croire les tenants du « marché romantique », le marché peut résoudre tous les problèmes de tout le monde. Depuis la relance de 1992, ce serait ce « marché »-là que l’on chercherait à introduire en Chine, avec pour résultat la domination de l’économie chinoise par le capital étranger et les exportations.
Mais il existe une autre conception du marché, le « réalisme marchand » ( shichang xianshizhuyi), autrement dit la loi du plus fort. Ce réalisme a trois piliers : la théorie de la concurrence, qui fait que les plus forts sont de plus en plus forts, les faibles de plus en plus faibles ; le protectionnisme commercial, car le commerce libre favorise les puissants ; et enfin la théorie des rapports centre-périphérie qui oblige les pays périphériques à rompre les lois édictées par le centre s’ils veulent se développer. Les conséquences que l’auteur tire de cette analyse pour la Chine sont proches de celles de Wang Bin mais mieux argumentées. Le socialisme est le seul système qui permet aux pays en développement d’échapper au capitalisme. Il faut que le pays soit fort avant de libéraliser ses échanges.
La Chine doit prendre la tête des pays faibles et promouvoir une politique protectionniste. L’auteur considère qu’il n’y a là nulle hérésie historique puisque, malgré les apparences, le protectionnisme est un courant dominant. Ce sont moins les marchandises qui se globalisent que les capitaux, les hommes et la société capitaliste. La Chine doit donc donner la priorité à l’emploi, à une gestion économe des ressources, à la « centralisation des forces économiques », au soutien des secteurs stratégiques et enfin au développement de la technologie et de l’éducation. Si elle entre à l’OMC, elle devra utiliser à fond les barrières non tarifaires. Sans cela, les entreprises chinoises, y compris celles qui ont considérablement amélioré leur compétitivité, seront balayées par les entreprises étrangères. Et l’auteur de conclure que « la Chine dispose d’une bonne marge de manœuvre en politique étrangère pour appliquer des politiques intérieures et extérieures indépendantes ». C’est à ce prix qu’elle pourra se renforcer, voire, plus tard, prendre le leadership de l’OMC !
Les forums de discussion Internet sont aussi le théâtre de longues polémiques animées sur la « nouvelle gauche » [3].
Ainsi, certains « gauchistes » se sont réjouis ouvertement des attentats du 11 septembre. D’après eux, le terme même de terrorisme renvoie essentiellement à une rhétorique du pouvoir établi. « Les résistants n’étaient-ils pas appelés “terroristes” par Pétain ? ». On leur rétorque que « si tout terrorisme est résistance, alors tout est permis ». D’autres en appellent à un retour à la Révolution culturelle et s’attirent les foudres d’anciens qui évoquent de douloureux souvenirs. Mais on trouve aussi des analyses plus fines. Des textes évaluent avec précision la nature de la puissance américaine ou expliquent pourquoi la Chine a besoin d’un État fort. Ce qui ressort de ces débats, c’est l’idée assez générale que la Chine ne serait pas encore mûre pour la démocratie. Même les « libéraux » conviennent que la démocratie devra être limitée dans un premier temps en raison du caractère arriéré ( luohou) de certaines parties de la population (les paysans).
En suivant publications et polémiques, on peut se faire une idée plus précise des courants (le pluriel s’impose) de la « nouvelle gauche ». Les intellectuels qui s’y rattachent sont plutôt jeunes (souvent la quarantaine) et ont presque tous eu une expérience de formation à l’étranger. Il ne s’agit donc pas de vieux conservateurs aigris et sans expérience de l’Occident, bien au contraire. Certains ont d’ailleurs des contacts avec les mouvements anti-mondialisation occidentaux. Enfin, il faut noter que ces idées ne sont pas nouvelles : elles sont apparues dans la deuxième moitié des années quatre-vingt. Mais, à l’époque, elles étaient logées au cœur même du pouvoir sous la bannière du « nouvel autoritarisme » ( xin quanwei zhuyi) [4]. Aujourd’hui, si elles sont tolérées, voire relayées par le pouvoir (nationalisme, références à l’État technocratique), elles sont néanmoins marginalisées lorsqu’elles dépassent une certaine limite. Cette position paradoxale renvoie en réalité à une caractéristique essentielle du débat politique [5] en Chine, à savoir que la question centrale est en substance : quelle est la meilleure stratégie pour renforcer la puissance du pays ?
Est-ce la démocratie (élitaire ou non), l’autoritarisme étatique (pondéré ou plus musclé), l’ouverture aux investissements étrangers ou le renforcement de groupes chinois, le retour à la protection sociale et à l’égalitarisme ou au contraire la « thérapie de choc » et l’appel au dynamisme individuel ; faut-il faire confiance, pour stimuler les énergies, aux vertus de l’appât du gain ou à celles de l’esprit et des idéaux ? Bref, le nationalisme et l’État sont au cœur des débats.
Quel est l’avenir de ces courants ? L’adhésion à l’OMC, l’attachement de la plupart des Chinois au monde de la consommation et aux libertés obtenues (liberté de mouvement, liberté de parole dans le « privé ») excluent pour le moment le retour à une société « nouvelle gauche ». Par rapport aux options qui viennent d’être citées, la politique menée aujourd’hui est « centriste » en ce qu’elle mélange les différents ingrédients. La « nouvelle gauche » apparaît comme un réservoir de politiques plus musclées, que l’on pourrait utiliser si, par exemple, les exigences de l’OMC étaient jugées trop strictes. Les officiels font à peine mystère de leur ferme intention d’utiliser largement les barrières non tarifaires... comme la plupart des membres de l’OMC. En cas de conflit, le gouvernement chinois pourra toujours brandir l’épouvantail souverainiste pour obtenir quelques aménagements supplémentaires.
[1] Dans le même ordre d’idées, on pourrait citer un courant très proche, les « nouveaux conservateurs » ( xin baoshou pai) qui insistent plus, quant à eux, sur la nécessité de revenir à un pouvoir fort et de limiter la démocratisation et la décentralisation.
[2] Le terme « responsabilité » (zeren) renvoie à la fois à un sens collectif et à une notion de morale personnelle.
Le premier est celui des systèmes mis en place dans les années quatre-vingt, qui liaient les revenus et/ou les carrières des responsables d’entreprises et des paysans à leurs résultats d’exploitation. Sans avoir complètement disparu, ces systèmes sont moins opérants aujourd’hui, où c’est souvent le « marché » qui arbitre.
Le deuxième sens remonte aux années maoïstes : la satisfaction du travail doit provenir du plaisir que chacun éprouve à accomplir son devoir envers le peuple. Mais il s’agit aussi d’insister sur les forces de l’esprit.
Ce courant est encore vivace dans le milieu intellectuel : j’ai assisté dernièrement, dans une grande université pékinoise, à une conférence où un spécialiste de « management » expliquait que l’ingrédient principal de la réussite d’une entreprise était la force mentale (jingshen) du chef d’entreprise, les théories de la gestion ne jouant qu’un rôle secondaire. Et de mettre en avant l’exemple de la meilleure entreprise chinoise de tous les temps : le Parti communiste... Il fut chaudement applaudi par le nombreux public.
[3] Mais que l’on ne se méprenne pas, en Chine comme ailleurs, les sites roses arrivent largement en tête des consultations.
[4] Sur le néo-autoritarisme, voir notamment Jean-Philippe Béja, « Quand les “élites” tirent les leçons d’un massacre : le nouvel autoritarisme », Perspectives chinoisesn° 10, décembre 1992, pp. 21 etsq.
[5] Il peut paraître curieux d’employer ce terme pour la Chine. Pourtant ce débat existe, soit dans le cercle toléré des discussions privées soit sur Internet. La question en Chine est moins celle de la liberté de parole que celle de la liberté de parole « publique ».
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