Misère du peuple et vie des femmes dans Kaboul occupée
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Selma Benkhelifa, avocate chez Progress Lawyers Network, revient d’une visite en Afghanistan, pays sous occupation de l’Otan depuis dix ans. Elle a participé à un projet de banque alimentaire ainsi qu’au lancement de cours de couture. Selma y a tenu un journal de bord, entre observations et émotions, mêlant indignation et espoir.
« Aéroport de Kaboul. L’avion atterrit sur une longue piste, bordée d’hélicoptères, couleur camouflage. Des dizaines d’hélicoptères menaçants nous fixent, leurs lance-missiles ressemblent à des yeux. Combien de vies se sont brutalement terminées sous ce regard de plomb ?
Pas de doute, on est dans un pays en guerre. À la sortie de l’aéroport, Nestlé et Coca-Cola sont omniprésents. La ville est étonnante. Sale, polluée, grouillante de monde. On voit des chars à tous les rond-points et des militaires en armes partout. Chaque ministère, chaque bâtiment public est barricadé derrière des murs de béton, surplombés de barbelés, une mitrailleuse à chaque entrée.
Quelle est la légitimité d’un gouvernement qui craint la majorité de sa population ? La circulation est d’une telle densité qu’il semble impossible de s’extirper de l’embouteillage permanent. Les vieilles voitures minables, les charrettes tirées par un cheval ou un âne et les rickshaws disputent la route à d’énormes Land-Rover appartenant aux étrangers ou aux businessmen douteux que la guerre a enrichis.
Toute la ville est misérable. Les seuls bâtiments corrects sont ceux construits avant l’invasion soviétique, criblés de balles. Le reste est construit sans aucune réflexion ni logique. Des bicoques en torchis et en tôle ondulée servent de magasins, de pharmacie, de cabinet médical. Ce dédale de maisons monte presque jusqu’au sommet des montagnes qui encerclent Kaboul. Les Kaboulis disent qu’il y a dix ans, il n’y avait pas une seule habitation sur ces montagnes.
Partout, des tas de détritus et une fourmilière de gens qui récupèrent, déplacent des morceaux de métal et de bois sur des brouettes, réparent des objets divers. Leur remue-ménage semble incompréhensible et vain. Tout est sale et poussiéreux.
Parfois, au milieu de cette misère, une maison rose à colonnes dépasse de hauts murs, un portail à ouverture électronique garantissant la sécurité des occupants. Je ne sais pas ce qui me choque le plus, le mauvais goût de ces riches ou leur indifférence.
Une touche de couleur dans cet enfer
Nous avons visité un camp de IDPs, les déplacés internes. Selon les chiffres des ONG, il y a 309 000 IDPs en Afghanistan. Les camps sont vraiment dans la ville. Si le reste semble miséreux, ce n’est encore rien à côté des camps.
Je ne comprends pas comment des êtres humains peuvent y survivre. Les enfants sont sales, habillés en loques, tous sans chaussettes et beaucoup pieds nus. Pourtant, malgré le soleil, il gèle. La température avoisine 0 degré.
En face du camp, une maison très chic. De l’autre côté, l’usine Coca Cola. Le camp lui-même est une sorte de village composé de petites bâtisses en torchis. L’entrée de chacune est camouflée par une couverture. Nous nous baissons pour passer cette petite porte et nous arrivons dans une sorte de petite cour. Une vieille dame y est assise devant un tandoori, une sorte de four creusé dans la terre. Elle fait du pain et nous en propose. Une femme est assise dans un coin et se couvre entièrement le visage à l’arrivée des hommes. Elle tient un tout jeune bébé emmailloté dans les bras. Je m’approche du bébé. La maman découvre son visage et me sourit. Ce n’est pas à proprement parler une femme. Elle ne doit pas avoir plus de 14 ou 15 ans.
L’intérieur de ce qui sert de maison à toute la famille est minuscule, environ trois mètres carrés dans lesquels s’entassent les quelques possessions de la famille, un coffre, des tapis, un petit poêle à bois. L’homme nous explique qu’ils viennent de Helmand dans le Sud et que leur village a été bombardé. Ils vivent là depuis trois ans.
Les enfants nous regardent avec curiosité. Ils sont tout sourire. Aucun ne mendie, ils veulent juste être pris en photo et trouvent très drôle de se voir sur l’appareil numérique. En sortant, nous voyons un vendeur de ballons. Enfin une touche de couleur dans cet enfer.
À la découverte de Kaboul
Dans le quartier de Qalra, nouvellement construit dans cette ville qui s’agrandit chaque jour, je découvre la maison d’Abdul Wahid, un vieux monsieur imposant avec un turban et une longue barbe grise. Nous apportons des fruits et des ballons.
Le spectacle est amusant. Le vieux Pashtoun à l’air sévère se retrouve avec trois gosses sur les genoux et joue avec eux et les ballons. Il finit par leur accrocher un ballon au poignet chacun. Les petits trouvent ça génial.
On nous offre à manger. Une soupe à la graisse de mouton dans laquelle on fait tremper le pain qui a plusieurs jours, de la viande séchée et la salade et les fruits que nous avons apportés.
On sent une misère immense chez des gens qui n’ont pas été habitués à cela. Ce sont des réfugiés de Gazni. Le fils aîné a été tué par les Taliban, décapité. La maman s’excuse en me disant que son pays est trop triste pour moi.
Mikroyan est un autre quartier, construit sous le régime communiste. Un quartier qui fut très chic, maintenant complètement délabré. Ce sont des blocs d’immeubles à appartements modernes avec du chauffage central, de vraies salles de bain. Des boutiques qui ont des vitrines – ici, c’est un luxe – vendent des cosmétiques (le vendeur est Sikh), des fruits et légumes… Dans ces quelques centaines de mètres carrés, on a l’impression d’être dans une ville normale. Impression que je n’ai eue nulle part ailleurs dans Kaboul.
La nuit tombe et il faut rentrer. Il n’y a pas de réel couvre-feu, mais sortir le soir est dangereux et, de toute façon, dès qu’il fait nuit, les taxis refusent de venir jusque dans notre quartier.
La vie d’une femme afghane
Une journée type de femme afghane commence à 5 heures du matin. Tout d’abord, la mère de famille – ici, les familles comptent en moyenne 8 enfants – allume le feu. Autre détail que je n’ai pas encore mentionné sur Kaboul, la majorité des gens se chauffe au bois. On voit donc d’immenses terrains avec des tas de bois à brûler qui dépassent parfois dix mètres de haut, partout dans la ville. Je n’ose même pas imaginer le coût écologique…
La mère de famille commence donc sa journée en allant chercher du bois pour le feu. Elle place ensuite une grande bouilloire sur le poêle qui fournira de l’eau chaude pour la journée. Il y a l’eau courante dans la maison, mais pas d’eau chaude. Pas de douche ni de baignoire. On se lave à la bassine. Et je précise que nous sommes dans une maison bourgeoise, chez des gens qui ne manquent de rien.
On déjeune vers 7 heures. Du thé, des œufs, du pain. Parce qu’on est chez des gens aisés, tous les repas sont copieux.
Ensuite, la mère de famille fait son pain. Elle a pétri la farine avant le petit déjeuner. La maison se compose de plusieurs pièces autour d’une cour. Dans une des pièces, il y a le générateur qui nous donne de l’électricité et le tandoori. Il s’agit d’un four rond maçonné à la verticale dans la terre. On y fait un grand feu qui tourbillonne puis on colle les pains sur les parois. Ça a l’air simple. J’ai essayé et c’est en fait très compliqué. D’abord, c’est brûlant, ensuite, il faut que ce pain accepte de coller. Bref, mon expérience de boulangère afghane ne fut pas une franche réussite.
Après, on prépare le repas du midi. Si on a besoin d’un ingrédient que nous n’avons pas en réserve, on envoie un des grands garçons le chercher. Les journées sont rythmées par la préparation des repas.
La lessive se fait à la main dans des bassines. Et le repassage avec un antique fer à repasser en fonte et en bois, une vraie pièce de musée. Comme il y a 8 enfants dans la famille, ces tâches prennent tout l’après-midi.
Le mari rentre du travail. Il est fonctionnaire et travaille dans le gouvernement. Toute la famille se réunit pour le repas du soir. On mange dans la pièce qui sert de salon, à même le sol. Personne n’a de salle à manger. Les repas sont confectionnés avec soin.
Ensuite, il faut faire la vaisselle, rallumer les poêles dans les chambres parce que les nuits sont froides. On regarde vaguement la télévision qui parle de combats, du Pakistan, de la corruption… Ce ne sont pas des sujets de conversation. Tout le monde a l’air de se ficher complètement de ce qui se passe dans le pays. Les seuls programmes qui intéressent sont les films et les séries indiens et turcs, en dari. Des daubes inintéressantes très surveillées par la censure afghane qui rend flous tous les décolletés ou les jambes nues des actrices. Le film est donc toujours flouté par endroits. Je me demande pourquoi ne pas juste interdire la série, plutôt que de perdre cette énergie à surveiller la moindre parcelle de peau nue ?
À l’Université de Kaboul
L’après-midi, je donne mon atelier sur les droits des femmes à l’Université de Kaboul. À l’entrée, je lis au-dessus de la porte « Islamic Law Faculty ». Dans la salle de classe, il y a une quarantaine de jeunes filles.
Pour commencer, je me présente ,puis leur demande de noter sur un post-it quel est, selon elles, le problème le plus grave concernant les femmes afghanes. Je leur laisse le temps de noter.
Certaines réponses sont attendues, d’autres sont ahurissantes. Pour la plupart, les problèmes principaux sont le manque d’information, d’accès à l’enseignement et les mariages forcés. Pour beaucoup d’entre elles, seule une plus grande implantation de la sharia peut résoudre le droit des femmes.
Certaines trouvent que le principal problème vient de la Déclaration universelle des droits de l’Homme que l’Afghanistan n’aurait pas dû signer, parce qu’elle est contraire à la loi islamique.
Une seule parle de viol. Une autre écrira « il n’existe pas de droits des femmes en Afghanistan. Je ne veux même pas partager quoi que ce soit ». J’aime bien cette fille !
Aucune ne semble consciente de la détresse économique dans laquelle vivent la plupart de leurs concitoyennes. Je leur parle de ces femmes que j’ai rencontrées, des mariages forcés par la misère, des mères qui n’ont pas de quoi nourrir leurs enfants. Elles hochent la tête, l’air apitoyé, mais on dirait que je leur parle de la Somalie, elles ne semblent pas du tout conscientes du fait que c’est de leur ville que je parle. Pourtant, la misère est visible partout. Je ne comprends pas cette inconscience, ce détachement.
Ces filles sont en troisième et en quatrième année de droit. Elles travailleront dans le gouvernement, aux rares postes réservées aux femmes, c’est-à-dire au ministère de la Condition de la femme. À quelques exceptions près, elles ne risquent pas de beaucoup aider leurs semblables. Je sors de l’Université, déprimée.
Elles accouchent dans le camp
5 kg de riz et 5 kg de haricots par famille. C’est ce que nous allons distribuer à 322 familles au camp de déplacés internes. J’observe les enfants. En les regardant attentivement, on remarque que leurs loques ont été, dans le passé, des vêtements finement brodés. Ces gens ne vivaient pas dans la misère, ils vivaient bien avant la guerre. Bien sûr, la condition de la femme ne devait pas être au top, mais la situation actuelle est innommable.
Après la distribution, nous visitons quelques familles. Les habitations sont toutes bâties sur le même modèle : des murs en torchis, une petite cour, une petite habitation. Pas de latrines, pas d’eau. Quelques poules, des enfants partout et un nouveau-né dans chaque famille. Les femmes nous expliquent qu’elles accouchent dans le camp. Je ne comprends pas comment on peut accoucher dans de telles conditions.
Des ONG sont présentes. Il y a même une tente de l’Unicef. Les enfants suivent des cours et reçoivent un peu à manger. Des médecins viennent parfois.
C’est loin d’être suffisant. Les habitants du camp ont faim et froid en permanence.
Un homme nous dit que deux de ses enfants sont morts l’hiver dernier à cause du froid.
Un autre nous montre l’usine Coca-Cola en face. Là, il y a parfois de l’embauche, un salaire de misère, mais alors on a de quoi manger. Les gens nous expliquent avoir fui leur village qui a été bombardé plusieurs fois. Ils parlent d’avions et d’hélicoptères qui venaient la nuit quand tout le monde dormait. Ils ne comprennent pas pourquoi. Ce ne sont pas des Taliban, juste des civils pris entre deux feux. Les victimes de ce qu’on appelle les « dommages collatéraux », nous les avons rencontrées et c’est pire que tout ce qu’on peut imaginer.
Une note d’espoir
Les femmes de notre projet couture sont presque toutes venues pour la mise en place du cours. Elles sont contentes et se laissent photographier devant leur machine. J’espère vraiment que le projet leur donnera l’indépendance et des ressources financières suffisantes pour pouvoir commencer à vivre et plus à survivre.
Je repars sur cette note d’espoir. Notre petit projet a accompli beaucoup : une distribution de plus de trois tonnes de nourriture et un espoir à des femmes courageuses que le monde a abandonnées. »
Par Selma Benkhelifa le 26/01/2012 source : Solidaire
Transmis par Linsay
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