Des morts à Abidjan et un ignoble mensonge à Londres

mardi 3 novembre 2009
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En août 2006, 31 000 Ivoiriens ont été intoxiqués par les déchets du Probo Koala. La société Trafigura qui voulait s’en débarrasser n’ignorait rien des dangers. Des révélations sur l’affaire l’amènent aujourd’hui à indemniser les victimes.

Trafigura a annoncé, le 20 septembre, un accord d’indemnisation de milliers d’Ivoiriens victimes des boues toxiques déversées dans les décharges à ciel ouvert d’Abidjan. Chacun des 31 000 plaignants obtiendrait un peu plus de 1 000 euros. Mais cette somme est jugée insuffisante par un groupe de défense des victimes, qui accuse l’entreprise d’avoir exploité leur vulnérabilité. Greenpeace a porté plainte auprès de la Cour européenne de justice de La Haye, le 21 septembre, contre le parquet néerlandais pour l’incapacité supposée de cette juridiction à examiner convenablement tous les éléments et à poursuivre Trafigura.

Une raffinerie du Mexique bradait des milliers de tonnes d’essence de cokéfaction [1]. Dans un message interne de la très discrète société Trafigura, on pouvait lire comment celle-ci espérait faire fortune en achetant “pour une bouchée de pain” ce carburant frelaté. “Impossible de trouver moins cher, et c’est l’occasion de gagner gros”, écrivait alors le courtier James McNicol depuis les bureaux de Trafigura situés dans Oxford Street, à Londres. “Chaque cargaison devrait rapporter 7 millions de dollars [2] !”

Pour purifier ce produit qu’ils appelaient “crap” ou “shit”, les opérateurs prévoyaient d’y ajouter de la soude caustique qui absorberait les contaminants soufrés, tout en sachant pertinemment que ce procédé était interdit dans les pays occidentaux. Le problème “le plus difficile”, reconnaissaient-ils, était de se débarrasser ensuite des résidus toxiques malodorants.

Des déchets déversés un peu partout à Abidjan

“On va le faire”, avait promis, en décembre 2005, James McNicol au patron de l’entreprise, Claude Dauphin. “Il faut nous adresser à des sociétés spécialisées dans la purification des produits chimiques. Claude possède une entreprise de traitement des déchets et il veut qu’on fasse preuve d’imagination.” L’un de ses confrères, Naeem Ahmed, avait alors prévenu que “les terminaux américains, singapouriens et européens n’autorisent plus l’emploi de soude caustique pour le nettoyage, car les agences locales de l’environnement interdisent l’évacuation de substances caustiques toxiques après traitement”. “Le nettoyage avec des agents caustiques est banni dans la plupart des pays en raison de la dangerosité des déchets… Il ne reste plus beaucoup d’installations disponibles sur le marché. Il y en a bien une à Rotterdam, qui brûle ce genre de rebut dans un incinérateur pour 200 dollars le kilo”, avait-il ajouté. Ce fut jugé trop cher. Un terminal pétrolier tunisien a été choisi pour traiter la soude caustique, mais il a fini par rejeter l’offre de Trafigura, leur personnel protestant contre la puanteur dégagée lors de ce genre d’opération. En désespoir de cause, le chef du courtage en essence de Trafigura à Londres, Leon Christophilopoulos, a eu l’idée de recourir à une raffinerie flottante. “Je ne sais pas comment on va se débarrasser des déchets et je ne veux pas suggérer que nous les jetions dans la nature, mais il existe certainement un moyen de payer quelqu’un pour qu’il s’en occupe.”

Le pétrolier Probo Koala a chargé, entre avril et juin 2006, trois cargaisons de 28 000 tonnes d‘essence frelatée chacune. Il les a mélangées avec de la soude caustique et un catalyseur pour retirer environ 47 % du soufre. Les cuves restantes du Probo Koala n’ont pas tardé à se remplir des résidus contenant les composés sulfurés nouvellement créés. D’après les courriels échangés au sein de Trafigura, une solution très concentrée à 33 % de soufre caustique avait été utilisée à bord. Le 18 avril, Leon Christophilopoulos ne cachait pas son inquiétude. “Nous ne savons toujours pas comment évacuer les déchets.” En juin, le pétrolier est parti pour Amsterdam. Ahmed est entré en contact avec une entreprise de traitement, en lui assurant qu’il s’agissait simplement de “boues” habituellement laissées par le nettoyage des pétroliers. Mais le projet a avorté. Après le tollé suscité par l’odeur infecte, le produit a été rechargé à bord du Probo Koala, qui a repris la mer en direction de l’Afrique. Ahmed et Trafigura sont actuellement traduits devant les tribunaux néerlandais, mais ils nient avoir raconté des mensonges.

Le navire a finalement pris le chemin de la Côte-d’Ivoire, où un sous-traitant local, Salomon Ugborugvo devait le débarrasser de son chargement. L’homme n’avait aucune expérience pour ce genre de travail ni d’installations adéquates. Ce qui ne l’avait pas empêché d’obtenir un permis portuaire peu de temps auparavant. Pour un prix très bas, ses camions-citernes de location ont emporté la boue noirâtre. La suite est une catastrophe humaine et écologique. Les déchets ont fini par être déversés un peu partout à Abidjan [en août 2006]. Ils contenaient des substances instables comme des mercaptans, des mercaptides, du sulfure de sodium, et des disulfures de dialkyle. Au contact de ces composés, les personnes vivant et travaillant à proximité des lieux étaient exposées à des risques de brûlure, de nausée, de diarrhée, de perte de conscience et risquaient leur vie. Les pires accusations concernent le sulfure d’hydrogène, un gaz meurtrier, car les substances sulfurées peuvent se décomposer et s’échapper dans la nature. C’était vraisemblablement du sulfure d’hydrogène ainsi libéré qui a fait des milliers de victimes. Les personnes vivant dans les environs des décharges ont signalé des troubles respiratoires et oculaires, tandis que, plus loin, on se plaignait des odeurs nauséabondes.

Dans une série de déclarations, Trafigura a mis sur le compte de la fiction les cas d’empoisonnement rapportés. Le 15 septembre, l’entreprise a ainsi prétendu que “rien ne prouve que les résidus aient produit du sulfure d’hydrogène à des niveaux susceptibles de provoquer des décès ou les prétendues graves blessures”. Tandis que 31 000 Ivoiriens, dont bon nombre étaient plongés dans une misère noire, se sont regroupés pour intenter une action collective en justice sans précédent sous la houlette de l’avocat londonien Martyn Day, l’entreprise s’est efforcée de faire croire que les pompes de son navire n’avaient évacué que la fange habituellement produite par le lavage des pétroliers. Elle a soutenu qu’il s’agissait d’“une procédure de routine qui se pratique partout dans le monde”. “Qualifier les boues de Trafigura de ‘déchets toxiques’ ne reflète en aucun cas leur véritable composition. Trafigura décline toute responsabilité”, ajoutait-elle. Le baron Eric de Turckheim, cofondateur de Trafigura, a même assuré que les déchets de sa société n’étaient “absolument pas dangereux pour les êtres humains”.

L’entreprise a campé sur cette position aussi longtemps qu’elle le pouvait, faisant taire les médias avec des déclarations agressives émanant de Bell Pottinger, une société de lobbying qui fait chèrement payer ses services, et du non moins cher cabinet d’avocats spécialisé dans la diffamation, Carter-Ruck. Il a fallu attendre, le 15 septembre 2009, pour que, face à la publication probable de ses échanges de courriers internes, l’entreprise annonce qu’elle chercherait un règlement à l’amiable avec les 31 000 plaignants ivoiriens. Sa tentative de dissimulation a finalement échoué.

Par David Leigh dans The Guardian du 22/09/2009

Transmis par Linsay


[1obtenue par craquage du coke

[24,7 millions d’euros



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