De jeunes Blancs à l’école de la haine

vendredi 16 mars 2012
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Descendants des premiers colons hollandais arrivés en Afrique du Sud au XVIIe siècle, les Afrikaners représentent 7 % de la population.

Plus de 20 ans après la fin de l’apartheid, des Sud-Africains rêvent toujours d’une nation blanche. Un journaliste a pénétré dans un camp d’entraînement qui endoctrine des adolescents afrikaners pour les préparer à la guerre contre les Noirs.

Il est plus de minuit quand les jeunes garçons soulèvent leurs sacs pleins à craquer de tenues militaires. « Il y a de vieilles tâches de sang sur mon uniforme, » constate l’un d’entre eux en ôtant ses baskets pour enfiler des rangers.

Brutalement, des ordres fusent, et aussitôt, l’intimidation commence, impitoyable. En grognant, les jeunes dressent des piquets de tente de quatre mètres de long au milieu des bouses de vache qui jonchent la prairie. L’énorme tente militaire leur servira de foyer pendant les neuf prochains jours. Du haut de ses 13 ans, Jano est le benjamin du camp. Il déroule son sac de couchage sur le sol accidenté. Il est là parce qu’il veut prouver à son père qu’il est un homme, un vrai, pas une mauviette, avoue-t-il avec un sourire timide. A 18 ans, Riaan est déjà un peu plus sûr de lui. Sa peau pâle porte encore des marques d’acné. « Je veux apprendre à me camoufler dans le veld [La ’steppe’ d’Afrique du Sud]. » Lui aussi a l’air surexcité à l’idée de camper en plein air et de jouer au soldat, comme s’il vivait une aventure tirée d’un roman pour adolescent.

Mais ils ne tardent pas à comprendre que ce camp de survie est très différent des autres. Ils courent de leur tente jusqu’au mess. Devant eux, sous la lueur aveuglante des néons, se tient Franz Jooste, âgé de 57 ans. D’anciennes décorations de l’armée scintillent sur son uniforme qui date de l’apartheid. Ceux des garçons aussi remontent à cette époque. « On va faire de vous tous des hommes, » leur lance-t-il en afrikaans.

Jooste est le chef du Kommandokorps, un obscur petit groupe d’extrême droite qui pratique l’incitation à la haine et capitalise sur le sentiment qu’ont certains jeunes Afrikaners de ne pas avoir de place dans la nouvelle Afrique du Sud.

Sur son site, le Kommandokorps se présente comme une organisation d’élite « qui défend les siens » en cas d’attaque, ce qui serait nécessaire « parce que la police et l’armée ne peuvent nous apporter une aide assez rapide ». L’an dernier, elle a signé un saamstaanverdrag (un pacte d’union) avec l’Afrikaner Weerstandsbeweging (AWB) et les Suidlanders - minuscule organisation blanche qui se prépare à l’apocalypse raciale - afin de coordonner leur stratégie en matière de sécurité.

Le Kommandokorps affirme avoir entraîné au combat plus de 1 500 jongmanne (jeunes hommes) afrikaners au cours des onze dernières années. Jooste, qui diffuse son message par courriels et dans des lettres d’information, déclare que 40 % des jeunes sont venus d’eux-mêmes. Les autres sont inscrits par leurs parents. Les adolescents du camp sont nourris d’histoires horribles sur la criminalité et s’estiment responsables de la protection de leurs familles. « On verrouille toujours les portes la nuit, explique Nicolas, 18 ans. Ici, je vais apprendre comment défendre mon père, ma mère, mon petit frère et ma petite sœur. »

A 4 H 30 du matin, le premier jour, on les envoie courir sur deux kilomètres avec leurs lourdes chaussures de marche, le long d’une route de campagne rocailleuse et crevassée d’ornières. L’organisation veut leur enseigner la discipline par l’effort. Ainsi commence la guerre d’usure. Des organismes épuisés constituent un terreau fertile pour l’endoctrinement.

EC a 16 ans, et il se trouve au milieu du peloton haletant. Par la taille, c’est un des plus petits, un adolescent fluet enthousiaste à l’idée de pouvoir tirer avec son pistolet de paint-ball. « Je veux pouvoir me défendre. Et je fais ça aussi pour ma carrière au paint-ball [tir sportif], » dit-il dans un sourire. Sa mère vit seule, et elle l’a envoyé au camp parce qu’elle pense qu’être entouré d’hommes lui fera du bien.

Quand ils ont repris leur souffle, nous évoquons leur pays. S’ils disent croire en la nation arc-en-ciel, très vite, les premières contradictions se font jour. « En général, les gens s’entendent plutôt bien, reconnaît Riaan. Il faut lutter contre le racisme. » EC a deux amis noirs, Thabang et Tshepo. « Je n’aime pas le racisme. » « Je ne sais pas ce que c’est que l’apartheid, commente Jano. Mais il y a longtemps, Nelson Mandela a fait que tous les gens aient les mêmes droits. » Puis EC ajoute qu’il n’épousera jamais une Noire, et Jano admet qu’il a peur quand il croise des Noirs.

Le groupe est convoqué dans un petit champ qui jouxte le mess. Ils s’alignent en formation tandis qu’un des chefs du camp déploie l’ancien drapeau sud-africain. Ils gonflent leurs poumons et entonnent l’hymne national de l’apartheid [en afrikaans]. Quelques-uns ont du mal avec les paroles. Pendant ce temps, Jooste est assis au mess. Les murs sont ornés de tableaux kitsch représentants des buffles, des éléphants et des rhinocéros, et le mobilier en osier est couvert de fausses peaux de zèbres. Les lunettes sur le nez, il étudie le programme du camp, rédigé dans un style militaire, où chaque minute semble correspondre à une activité. Il y a des séances d’autodéfense, de communication radio et sur l’art de patrouiller, ainsi que des conférences sur le patriotisme et l’histoire des guerres frontalières.

Jooste est un ancien combattant, et fier de l’être. Il s’est battu dans les guerres menées par l’Afrique du Sud aux frontières du Zimbabwe, du Mozambique et de l’Angola. Il assure porter les cicatrices de ce qu’il appelle la trahison. Alors qu’il combattait pour le régime blanc, les dirigeants de ce dernier concluaient la paix avec Nelson Mandela. Après son passage dans l’armée, il a été actif au sein de l’AWB. Avant sa conférence la plus importante, Die vyand en bedreiging (L’ennemi et la menace), Jooste se vante de pouvoir faire changer d’avis les jeunes en une heure à peine. « Alors, ils sauront qu’ils ne font pas partie de la nation arc-en-ciel, mais d’une autre nation qui a une histoire importante. »

Ses élèves sont assis en tailleur sur le sol du mess. Quand il parle, les adolescents l’écoutent en silence. « A l’exception des aborigènes d’Australie, le noir africain est le membre le plus sous-développé et le plus barbare de l’espèce humaine sur terre, » proclame-t-il. Il affirme aux jeunes que les noirs ont un cortex cérébral plus petit que les blancs et qu’ils ne peuvent donc pas prendre d’initiative ni gouverner efficacement.

« Qui est mon ennemi en Afrique du Sud ? Qui assassine, vole et viole ? » « Qui sont ces créatures ? demande-t-il. Les Noirs. » Il prend le drapeau de l’Afrique du Sud moderne et l’étale à l’entrée du mess comme un paillasson. Et il ordonne aux garçons d’essuyer leurs rangers sales dessus. Quelques-uns rient, gênés, avant d’obéir. Seul Nicolas reste en arrière. Jooste leur dit encore qu’ils devraient aimer l’ancien drapeau et l’ancien hymne national.

Les groupes de ce genre sont animés par une forme extrême de patriotisme ; dans ce camp, on enseigne aux cadets que le pays ne devrait pas revenir à l’apartheid, et qu’ils devraient plutôt œuvrer pour créer leur propre nation indépendante. L’année dernière, Jooste a été élu à la Volksraad Verkiesing Kommissie (Commission électorale du Conseil du Peuple), association qui lutte pour le nationalisme afrikaner.

Pour Hermann Gilomee, auteur réputé spécialiste des Afrikaners et professeur d’histoire émérite à l’Université de Stellenbosch, l’apartheid est né de deux sources : la peur et un complexe de supériorité. L’un et l’autre sont encore présents chez Jooste. La peur primale est celle de la disparition de l’identité afrikaner - leur culture, leur langue et leurs symboles - en tant que peuple distinct. Jooste tente désespérément de préserver ce sentiment de différence tout en engendrant une nouvelle génération d’Afrikaners à même de répandre ses idées. Il s’est donné pour mission d’endoctriner de jeunes Afrikaners comme Nicolas, Riaan, Jano et EC, qui ont du mal à comprendre quelle est leur place dans le pays.

Nés après la fin de l’apartheid, ils se sentent exclus, explique Eliria Bornman, professeur du département des sciences de la communication de l’Unisa (Université d’Afrique du Sud) qui a effectué des recherches sur l’identité afrikaner. « Ils savent qu’ils sont différents du reste de la population. N’importe quel dirigeant peut se servir de leur frustration et la canaliser de façon négative. »

Devant la tente, les cadets sont obligés de ramper comme des commandos, avec une liefie (une poutre de bois) dans les bras, les genoux en sang. « Persévérez ! Vous devez apprendre à persévérer, » crie Jooste. Des rangs du fond montent des sanglots. Les assistants de Jooste, des membres plus âgés du Kommandokorps, ricanent et prennent des photos des nouveaux avec leurs portables. EC est à la peine. La poutre pèse presque un tiers de son poids. Et les nuits aussi sont dures pour lui. « On dort par terre, nos sacs de couchage prennent l’humidité. En trois nuits, j’ai dormi six heures. Tous les jours, je me dis que je vais arrêter. » Mais sa carrière dans le paint-ball continue apparemment à le motiver.

La nuit suivante, ils quittent leur tente militaire pour une forêt voisine où ils dressent deux camps. Chacun reçoit une petite boîte de haricots ou de légumes en conserve, qu’ils doivent réchauffer eux-mêmes près du feu avant de la manger. A la première lueur de l’aube, un autre groupe les attaque à coups de paint-ball. Les yeux encore endormis, ils braquent leurs armes factices et ripostent.

Si leurs jeunes visages sont de plus en plus marqués par l’épuisement au fil des jours, ils affichent aussi de plus en plus d’assurance. « L’entraînement m’a appris qu’il faut haïr les Noirs, décrète EC. Ils tuent tous ceux qu’ils croisent. Je ne crois que je vais pouvoir continuer à être ami avec Thabang et Tshepo. » Riaan répète presque mot pour mot ce qu’il a appris durant ces neuf jours. « Il y a une guerre en cours entre les Noirs et les Blancs. Beaucoup de sang va couler à l’avenir. Aujourd’hui, je me sens clairement plus Afrikaner. Je sens le sang afrikaner dans mes veines. »

Jooste soutient qu’il est d’abord là pour leur apprendre à se défendre. Il ne tient pas à les orienter dans une direction particulière. « Tout ce que nous voulons, c’est canaliser ce sentiment qu’ils portent déjà en eux. Nous ne voulons pas qu’ils basculent dans la haine. »

Pourtant, en neuf jours, ces jeunes qui avaient auparavant une foi naissante dans l’unité sud-africaine se sont transformés en des hommes endurcis aux idées racistes. A la fin de leur séjour, les deux garçons qui s’en sont le mieux tirés sont sélectionnés. Pour eux, la prochaine session, le gevorderde weerbaarheids kursus (cours de préparation avancé), sera gratuite. Et là, plus de paint-ball, ils auront droit à de vraies armes.

Par Elles van Gelder source Mail & Guardian le 15/03/2012

Transmis par Linsay



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