Les chantiers du marxisme

dimanche 17 avril 2011
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Bien évidemment, chacun lit un texte à sa façon, laquelle reflète nécessairement sa personnalité, ses connaissances et sa culture personnelle, sa trajectoire politique, et donc ses expériences politiques et les enseignements qu’il a pu en tirer, et certainement bien d’autres critères encore.

Pour ma part, après avoir lu un texte, je fais, en général, c’est-à-dire lorsque les idées exprimées dans le texte ont retenu mon intérêt, une sorte de bilan de lecture. En fait, je me questionne : quelles sont les idées essentielles de ce texte, que convient-il que je note et retienne plus particulièrement, est-ce nécessairement ce qui est nouveau, il y a souvent des découvertes, sinon pourquoi lire, et ce peut-être aussi des idées plus anciennes, lesquelles sont déjà dans ma mémoire, mais qui méritent aussi de trouver une nouvelle vie dans l’actualité, et donc dans une situation nouvelle, donc une nouvelle vie qui ne trouve pas nécessairement la même expression, les mêmes formulations, on le dit couramment : de l’eau a coulé sous les ponts ! Il n’y a pas de vérités éternelles !

UN COMMUNISME VIVANT

Aussi, quand je rends compte d’une de mes lectures, ce ne peut être seulement un résumé, c’est tout un travail intellectuel que j’essaie de faire partager avec, c’est évident, des risques dans l’exercice.

Il est donc évident également que toute autre personne peut, ou pourrait, avoir une lecture différente, et c’est heureux, c’est heureux parce que cela permet, d’une part le partage des idées, mais aussi, d’autre part, le débat, la confrontation...

Dans ce travail, il est pour moi extrêmement clair que j’essaie là de faire vivre mon communisme. Il ne m’a pas été donné une fois pour toutes, comme toute autre chose vivante, il se modifie, se transforme, se complète, s’approfondit, selon les enseignements que je peux tirer des évolutions de la réalité.

Ce qui ne veut pas dire que ce fonds communiste serait livré aux différents vents de l’actualité. Tout au contraire même.

LE DEBAT CONTRE LA CENSURE

Je n’aime pas l’idée de « résistance » que je considère comme trop défensive, alors que le plus souvent il s’agit d’être à l’offensive, l’offensive étant aussi, c’est bien connu, la meilleure façon de se défendre et résister.

En tout cas, il m’apparaît qu’être communiste implique le débat, l’ouverture au débat. On ne peut être communiste et « sectaire », c’est-à-dire refuser le débat ou, plus encore, pratiquer différentes formes de censure.

Il y a , « quand-même », quelques leçons à tirer des expériences que nous avons vécues, pour l’essentiel, dans la seconde moitié du siècle précédent.

LA DIVERSITE DE LA FAMILLE COMMUNISTE

Aujourd’hui, je reviens avec Daniel Bensaïd dont j’ai présenté le communisme tel qu’il l’expose lui-même. J’ai le mien que j’expose également. Nous avons fait des choix de parti différents.

Il y a, c’est connu, l’histoire le reflète, plusieurs grandes familles communistes. Au siècle précédent, elles se sont affrontées, souvent de la plus mauvaise façon, nombre de communistes en sont morts, et ce n’est pas l’adversaire de classe qui les a tués !

Dans le texte de l’Appel pour des Assises du communisme, j’évoquais dès l’entrée cet état de la famille communiste, ma vision pouvant s’en être élargie depuis, résultat de mes lectures oblige !

Aussi je tiens à préciser que je lis aussi Daniel Bensaïd dans cet esprit là, lequel exclut le ressassement à perpétuité, mais sans apport véritable, d’anciennes querelles surannées.

J’indique, et j’indique parce que je le pense, que cette vision de la famille communiste implique la reconnaissance pleine et entière de sa diversité réelle, et certainement justifiée par les contradictions nombreuses et croissantes de nos sociétés, et qu’en conséquence, si ce constat est partagé, il conviendra de trouver les formes, les modalités de ses « trouvailles » ou « retrouvailles ».

PROLETAIRES DE TOUS LES PAYS, UNISSONS-NOUS !

Le texte de Daniel Bensaïd dont je rends compte aujourd’hui, « Marx débordait son temps et anticipait sur le nôtre », ce sont des réponses à des questions d’un groupe russe du nom de Vpered (En Avant) qui se situerait dans la mouvance de la 4e Internationale. IL est daté de fin 2006-début 2007.

Ainsi que je l’ai indiqué ci-dessus, je vais m’efforcer de mettre en évidence les idées essentielles, ce qui n’est pas de toute facilité quand il s’agit d’un texte d’une grande richesse.

Je commencerai toutefois par une citation en relation avec l’un des principaux sujets d’actualité, et j’en rends compte sans commentaire, tout le monde saisira ma préoccupation :

« La représentation du social en termes de classes a de solides arguments, aussi bien théoriques que pratiques. Il est d’ailleurs étonnant que l’on s’interroge souvent sur l’existence ou non du prolétariat, mais jamais sur celle de la bourgeoisie ou du patronat : il suffit d’étudier la distribution des bénéfices et des rentes de situation pour en vérifier l’existence !

« Mettre l’accent sur l’actualité de la lutte des classes a un enjeu évident : celui de construire des solidarités par delà les différences de races, de nations, de religions, etc...

« Ceux qui ne veulent plus entendre parler de luttes des classes auront en échange la lutte des tribus et des ethnies, les guerres de religion, les conflits communautaires.

« Et ce serait une extraordinaire régression, qui malheureusement est déjà à l’oeuvre dans le monde actuel.

« L’internationalisation de la lutte des classes est bien le fondement matériel (et non purement moral) de l’internationalisme en tant que réponse des opprimés à la mondialisation marchande. »

LE CAPITAL « SOCIAL-KILLER »

Je vais encore donner une autre citation. Elle n’est pas sans rapport avec la précédente. Au contraire. Là on vérifie encore pourquoi il faut l’internationalisme. Nous sommes toujours dans l’actualité.

Là, Daniel Bensaïd met en évidence la cause : « La logique intime et impersonnelle du capital comme « social-killer »...

J’ai pensé un temps titrer ce texte sur cette formule : « Le capital comme social-killer ».

C’est une vérité-vraie, et même essentielle. Elle est, elle exprime, l’essence du Capital.

Mais là, Daniel Bensaïd nous invite à aller « aux racines », « aux racines de la crise de civilisation », on pourrait aussi faire un titre, je lui laisse la parole :

« Quant à l’actualité de l’héritage (celui de Marx bien sûr), elle semble évidente : l’actualité de Marx, c’est celle du Capital et de la critique de l’économie politique, celle de la compréhension de la logique intime et impersonnelle du capital comme « social-killer ».

UNE CRISE DE CIVILISATION

« C’est aussi, poursuit Daniel Bensaïd, celle de la globalisation marchande.

« Marx a eu sous les yeux la globalisation victorienne : le développement des transports et des communications (le chemin de fer et le télégraphe), de l’urbanisation et de la spéculation financière, de la guerre moderne et de « l’industrie du massacre ».

« Nous vivons une époque qui lui ressemble beaucoup, avec une nouvelle révolution technologique (internet et l’astronautique, la spéculation et les scandales, la guerre globale, etc...

« Mais, là où la plupart des journalistes se contentent de décrire la surface des choses, la critique marxienne nous aide à comprendre la logique, celle de la reproduction élargie et de l’accumulation accélérée du capital.

« Elle nous aide surtout à aller aux racines de la crise de civilisation : une crise générale de la mesure, une crise de dérèglement du monde, due au fait que la loi de la valeur – qui réduit toute richesse à une accumulation de marchandises et mesure les hommes et les choses au temps de travail abstrait – devient de plus en plus « misérable » (le mot est de Marx dans les Grundrisse).

« De sorte que la rationalisation partielle du travail et de la technique se traduit par une irrationalité globale croissante.

CRISE SOCIALE ET CRISE ECOLOGIQUE

« La crise sociale (la productivité génère de l’exclusion et de la pauvreté et non du temps libre) et la crise écologique (il est impossible de gérer les ressources naturelles à l’échelle de siècles et de millénaires par le biais des « arbitrages » instantanés de la Bourse et du Nasdaq) en sont l’illustration criante.

« Derrière cette crise historique, qui menace l’avenir de la planète et celui de l’humanité en tant qu’espèce, il y a les limites inhérentes aux rapports de propriété capitalistes.

« Alors que la socialisation du travail est plus importante que jamais, la privatisation du monde (non seulement des industries, mais des services, de l’espace, du vivant, du savoir) devient un frein au développement et à la satisfaction des besoins.

« Au contraire, la demande de services publics de qualité, le développement de la gratuité de certains biens et services, la revendication d’un « bien commun de l’humanité » (en matière d’énergie, d’accès à la terre, à l’eau, à l’air, au savoir) expriment l’exigence de nouveaux rapports sociaux. »

L’AFFAIRE DE MILLIONS ET DE MILLIONS DE GENS

Daniel Bensaïd est alors interrogé sur les principaux problèmes théoriques que les marxistes auraient aujourd’hui à résoudre et, précise-t-il de suite, « des problèmes à travailler plutôt qu’à résoudre, car leur solution n’est pas purement théorique mais pratique. Si elle existe, elle sera le résultat de l’imagination et de l’expérience de millions et de millions de gens. »

En fait, la précision est d’une grande profondeur théorique et nécessiterait en elle-même un large débat.

Daniel Bensaïd considère également qu’il y a aussi des questions à reprendre et à travailler à la lumière d’un siècle d’expériences que ni Marx, ni Engels, ni aucun des pères fondateurs ne pouvait imaginer.

Là, j’ai envie de dire, plutôt de souligner à nouveau, que ce n’est pas seulement, et ne peut être seulement , une évidence.....

LE TRAVAIL, SES METAMORPHOSES

Au nombre de ces problèmes, que Daniel Bensaïd qualifie de majeur, il y aurait celui du travail et de ses métamorphoses, « aussi bien du point de vue des techniques de gestion de la force de travail par les procédures de contrôle machinique, que par la recomposition du rapport entre travail intellectuel et travail manuel.

« Les expériences du 20e siècle ont en effet montré que la transformation formelle des rapports de propriété ne suffisait pas pour en finir avec l’aliénation dans et par le travail. »

Les partisans du retour aux nationalisations/étatisations devraient y prêter attention. Il poursuit pour d’autres : « Certains ne cachent pas que la solution consisterait dans la « fin du travail », ou dans l’exode (la fuite) hors de la sphère de la nécessité.

« Il y a chez Marx une double compréhension du concept de travail : une compréhension anthropologique, au sens large, qui désigne le rapport de transformation (ou de métabolisme) entre la nature et l’espèce humaine ; et une compréhension spécifique ou restreinte, qui entend par travail le travail contraint, et notamment la forme de travail salarié dans une formation sociale capitaliste.

« Par rapport à cette compréhension restreinte, on peut et on doit se fixer pour but de libérer le travail et de se libérer du travail, de socialiser le revenu pour aboutir au dépérissement de la forme salariale.

« Mais on ne peut éliminer pour autant le « travail » (même si on l’appelle autrement) au sens général d’activité d’appropriation et de transformation d’un environnement naturel. Il s’agit donc de penser les formes sous lesquelles cette activité pourrait devenir créatrice, car il est fort douteux que puisse exister une vie libérée et épanouie si le travail lui-même demeure alièné »

ECOLOGIE : NI MARX , NI ENGELS, NI LENINE, NI TROTSKY

Cependant, quelles que soient les raisons qui conduisent Daniel Bensaïd à considérer, et pour l’essentiel, les questions du travail comme le fait Marx, c’est à la « question écologique » qu’il donne aujourd’hui la priorité.

« Il y a bien chez Marx une critique de la conception abstraite d’un progrès à sens unique (dans les premières pages des Grundrisse), et l’idée que, dans le cadre des rapports sociaux capitalistes, tout progrès a son revers de dégâts et de régressions (à propos de l’agriculture dans le Capital).

« Mais ni lui, ni Engels, ni Lénine, ni Trotsky, n’ont réellement intégré les notions de seuil et de limites.

« La logique de leur polémique contre les courants malthusiens réactionnaires les poussaient à parier sur l’abondance pour résoudre les difficultés. »

L’HOMME, « UN ETRE NATUREL HUMAIN »

« Or, poursuit-il, le développement des connaissances scientifiques nous a fait prendre conscience des risques d’irréversibilité et des différences d’échelle.

« Personne ne peut être sûr aujourd’hui que les dégâts infligés à l’écosystème, à la biodiversité, aux équilibres climatiques, seront réparables.

« Il nous faut donc corriger un certain orgueil prométhéen et se souvenir que, comme le soulignait Marx dans les Manuscrits parisiens de 1844, si l’homme est « un être naturel humain », c’est d’abord un être naturel, donc dépendant de sa niche écologique.

« Si la critique marxiste peut aujourd’hui se nourrir de travaux nés dans d’autres champs de recherche (comme ceux de Saint-Georges), on voit ces dernières années se développer une importante « écologie sociale » inspirée de la critique marxienne (Belles-familles aux États-Unis, Jean-Marie Harribey ou Michel Husson en France, et bien d’autres) ».

LES STRATEGIES POUR CHANGER LE MONDE

Pour avoir donné une place conséquente aux thèmes qui apparaissaient les plus importants retenus par Daniel Bensaïd, nous sommes maintenant contraints de restreindre le volume consacré à d’autres.

C’est ainsi qu’il considère comme important de penser les conséquences stratégiques des changements en cours dans les conditions spatiales et temporelles de la politique. Sa référence au « travail pionnier » de Henri Lefebvre en la matière est significative...

De même pour ce qui est des stratégies pour changer le monde. Moins de quinze ans après la victoire annoncée définitive du capitalisme (la fameuse « fin de l’histoire » selon Francis Fukuyama), l’idée que ce monde du capitalisme réellement existant est inhumain et inacceptable est largement partagée. En revanche, dit-il, il existe un doute très fort sur les moyens de le changer sans reproduire les échecs et les caricatures du socialisme du 20e siècle.

Donc, sans renoncer à la lutte des classes dans les contradictions du système, penser la pluralité de ces contradictions, de ces mouvements (par exemple les mouvements altermondialistes) de ces acteurs, penser leurs alliances, penser la complémentarité du social et du politique sans pour autant les confondre, reprendre la problématique de l’hégémonie et du front unique laissée en chantier par les débats de la 3e Internationale ou par les Cahiers de Prison de Gramsci...

DICTATURE DU PROLETARIAT ET/OU DEPERISSEMENT DE L’ETAT

Il y a aussi ce qui est périmé dans la théorie de Marx.

Ainsi, Daniel Bensaïd pense qu’il faudrait reprendre une réflexion de fond sur les notions de dictature du prolétariat et de dépérissement de l’Etat. Les mots n’ont plus aujourd’hui le même sens qu’ils pouvaient avoir sous la plume de Marx. Alors la dictature s’opposait à la tyrannie.

La grande nouveauté est la Commune de Paris, un pouvoir d’exception pour la première fois majoritaire. Cette expérience, toutes les formes de démocratie « d’en-bas »...ce n’était pas pour Marx un régime institutionnel défini.

C’était plutôt un sens stratégique, celui de souligner la rupture de continuité entre un ordre social et juridique ancien et un ordre nouveau, un « nœud » qu’il convient de trancher...

UNE AUTRE IDEE DE LA POLITIQUE

De même, et c’est encore une grande question, avec les changements intervenus, Marx pense plutôt la politique comme événement (les guerres et les révolutions) et comme invention de formes (la politique de l’opprimé), la politique de ceux qui sont exclus de la sphère étatique à laquelle la pensée bourgeoise réduit la politique professionnelle.

Donc, une autre idée de la politique...

Et il y a aussi des « points aveugles » chez Marx, lesquels peuvent favoriser un « court circuit » entre le moment de l’exception (la « dictature du prolétariat ») et la perspective d’un rapide dépérissement de l’Etat (et du droit)...

Cela n’aide pas à penser la transition sous ses aspects institutionnels et juridiques. Or, dit Daniel Bensaïd, toutes les expériences du 20e siècle nous obligent désormais à penser durablement la distinction entre partis, mouvements sociaux, institutions étatiques...

LA RENAISSANCE DE LA PENSEE DIALECTIQUE

Enfin, il y a la dialectique. Elle ne peut être traitée brièvement, Daniel Bensaïd s ’en tient donc là à quelques remarques générales.

En France, l’idéologie conservatrice, après juin 1848, puis la Commune, a tout fait pour se débarrasser de la dialectique. Le « marxisme introuvable » de Guesde et de Lafargue était d’emblée teinté de positivisme, il lui était difficile de passer d’une « logique classificatoire des définitions à une logique dynamique/dialectique des déterminations »telle que mise en œuvre par Marx.

Plus récemment, le structuralisme a pu prolonger ce « refoulement » en donnant à penser des structures pétrifiées, sans évènements ni subjectivité, et des systèmes d’autant plus privés d’histoire que l’histoire réelle du siècle devenait douloureuse à penser.

Le marxisme orthodoxe, dès les années 30, a profité de cet état de choses pour établir l’emprise d’un matérialisme-dialectique dogmatisé et canonisé. Ce fut une seconde mise à mort de la dialectique, une sorte de Thermidor dans la théorie.

Cette réaction s’est combinée à un autre processus. Sous prétexte de défense, légitime dans une certaine mesure, du rationalisme et des Lumières, une sorte de Front populaire en philosophie a complété le Front populaire en politique, scellant une alliance antifasciste sous hégémonie de la bourgeoisie...Ce fut aussi la victoire posthume de la Sainte Méthode cartésienne sur le dialecticien Pascal...

Peut-être assistons-nous à une renaissance de la pensée dialectique. Ce serait un bon signe. Un signe que les vents tournent et que le travail du négatif reprend vigueur contre la communication publicitaire qui nous somme de « positiver » à tout prix, contre les rhétoriques du consensus et de la réconciliation générale.

« Il y aurait de bonnes et fortes raisons pour qu’il en soit ainsi : un urgent besoin de pensée critique et dialectique, porté par l’air du temps. » J e pense qu’il conviendra impérativement que nous revenions sur cette thématique.

11 avril 2011


Rappel : Daniel Bensaïd intitule son entretien avec les membres du groupe Vpered : « Marx débordait son temps et anticipait sur le nôtre. »



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