« Il n’y a rien de plus banal qu’un changement climatique. »

vendredi 14 décembre 2007
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Un message d’espoir, un regard détonnant...

C’est le père de Lucy - en tout cas, son inventeur. Yves Coppens, paléo-anthropologue, expert ès fossiles, distingué fouineur et voyageur dans le temps, vit entre deux époques et autant d’avions. Dans son bureau du Collège de France, un amas de cartons laisse dépasser deux bois de cervidé, quelques dents de mammouth, un crâne ou deux en embuscade. Le préhistorien publie ces jours-ci La Passion de l’espèce (éd. de l’Aube), une série d’entretiens avec Sophie Nauleau où il évoque son enfance en veine d’exotisme, son goût pour les vieilles choses, l’immense popularité que lui a value la découverte de Lucy, notre lointaine ancêtre, qui vécut en Afrique il y a plus de trois millions d’années.

Voici notre espèce confrontée à un problème inédit : elle a provoqué un changement climatique. Qu’en pense le paléontologue que vous êtes ?

Il n’y a rien de plus banal qu’un changement climatique. Pour le géologue, pour le paléontologue, ils font partie de l’histoire de la Terre. Ils constituent le quotidien de nos disciplines. On ne les considère pas comme des évènements. Ce qu’on étudie, c’est leur importance, leur séquence, leurs rythmes.

Ce n’est donc pas la première fois que l’homme doit faire face à un bouleversement du climat ?

Non. L’instabilité fait partie de la vie. Rien n’est immuable. Pas plus le climat que les continents ou les mers. Il y a 70 ou 80 millions d’années, le continent euraméricain réunissait l’Amérique du Nord, le Groenland et l’Europe. Lorsqu’on découvre un fossile incomplet du côté de Reims, on va chercher la partie manquante dans le Colorado ! Puis l’Atlantique Nord s’est ouvert, exactement comme on tire une fermeture éclair. En paléontologie, on est habitué à ces changements de paysages, de niveaux des eaux et des glaces. Au sud-ouest de la Finlande, on a récemment découvert une sorte de petit abri sous roche. Il y avait des restes de feu, des outils. Cent mille ans avant notre ère, des néandertaliens ont vécu là. La Finlande ressemblait à ce que l’on en connait aujourd’hui.

Rien n’a changé, alors ?

Si, justement ! Entre l’occupation de ce site et sa découverte, il a été enseveli sous un immense glacier, épais de 3 kilomètres. Un inlandsis, comme celui qui couvre aujourd’hui le Groenland. Regardez aussi la grotte Cosquer, noyée sous les eaux de la Méditerranée, juste sous le nez de Marseille. Il faut plonger 40 mètres sous les calanques pour y pénétrer. Les hommes qui l’ont peinte y entraient pourtant à pied sec. Ça ne me surprend pas que le climat change à nouveau. La surprise aurait été qu’il ne change pas !

Comment ces bouleversements ont-ils affecté nos ancêtres ?

Remontons six, sept ou même dix millions d’années en arrière. Les pré-humains, qui vivaient en Afrique tropicale, évoluaient dans la forêt. Les plus anciens d’entre eux sont ainsi à la fois bipèdes et arboricoles. Ils grimpent, comme leurs propres ancêtres, parce qu’il y a des fruits à cueillir, et pour se préserver des prédateurs. Viennent ensuite des bipèdes exclusifs. Puis, aux environs de deux millions à huit cent mille ans en arrière, on commence à rencontrer des êtres appartenant au genre Homo. On passe donc de Lucy, avec sa capacité crânienne de 400 centimètres cubes, bien modestement irrigués, à des humains dotés de 800 centimètres cubes. Exclusivement bipèdes, capables de courir vite, ils sont pourvus d’une dentition d’omnivore : ils se sont mis à manger de la viande. Non par gourmandise, mais parce qu’il y avait moins de végétaux à consommer.

Pour quelle raison ?

Ils ont connu un changement climatique drastique. L’étude des pollens nous enseigne qu’entre trois millions et deux millions d’années avant notre ère la plupart des arbres ont disparu. D’un milieu humide, les hommes sont donc passés à un environnement quasi sec. Incapables de surmonter ce changement, des espèces se sont éteintes. D’autres ont migré. Certaines sont restées sur place, trouvant une solution à leurs malheurs.

L’homme fait-il partie de ces espèces ?

Oui, et aussi des éléphants, des chevaux, des cochons, des antilopes, des rongeurs, des carnivores. Leur point commun, c’est qu’elles ont réussi leur coup. On appelle ça des « potentialités d’évolution » : certaines sont plus aptes que d’autres à s’adapter. Un écosystème qui perdure, c’est rare et finalement pas très naturel.

Comment s’adapter ?

Beaucoup d’animaux réussissent par la capacité de leur dentition à augmenter en hauteur et en volume, au passage d’une alimentation feuillue à une alimentation herbeuse. Les dents s’usent davantage sur l’herbe, pleine de terre et de petits cristaux abrasifs. Autre stratégie : le cheval, plus vulnérable en terrain découvert, doit gagner en rapidité. Il va se mettre à courir sur un seul doigt au lieu de trois.

Et l’homme ?

Le bonhomme, lui, réussit à survivre par la dissuasion intellectuelle. Sa grosse tête en fait un être conscient. Debout, il va réfléchir à sa situation, fabriquer des outils, mettre au point des stratégies de fuite et d’abri. Et il réussit son affaire, puisque nous sommes là pour en parler aujourd’hui.

D’autres échouent...

J’ai le sentiment d’avoir assisté aux tentatives, poignantes, d’adaptation du mastodonte - un cousin de l’éléphant. Au fil du temps, ses dents, d’abord pourvues de trois « collines », en comptent quatre, puis cinq, pour survivre dans ce milieu où il trouve de moins en moins à manger. Sans succès, puisqu’il loupe son coup.

De combien de temps une espèce dispose-t-elle pour s’adapter ou disparaître ?

C’est peut-être bien plus court qu’on ne l’imagine. Quelques milliers d’années, sans doute. Il y a trois millions d’années, l’homme a franchi allègrement cette première épreuve. Etape suivante : il y a douze mille ans, la dernière glaciation s’achève. Jusqu’alors, toute la France, sauf peut-être les côtes de la Méditerranée, ressemblait à la Sibérie actuelle : des terres gelées sur des centaines de mètres de profondeur. L’inlandsis qui couvrait tout le nord de l’Europe fond petit à petit en formant la Baltique. On entre dans un monde plus tempéré. Les graminées poussent mieux. Et pour la première fois, l’homme nomade, prédateur, chasseur et cueilleur, s’arrête. Pour mieux cueillir, il s’installe notamment au Proche-Orient et construit sa maison. Il comprend qu’il contrôlerait mieux sa récolte s’il la semait lui-même. Près de sa petite maison, il va domestiquer des bêtes. Dès lors, il dispose à domicile d’une réserve de nourriture. Aujourd’hui encore, nous sommes dans cette économie-là.

Ce n’est plus son corps qui change, mais son comportement ?

Tout à fait. Trois millions d’années plus tôt, en se mettant debout, il accroissait le volume de son cerveau. Là, il modifie sa conduite. De prédateur, il devient producteur. Physiquement moins vulnérable aux changements climatiques, il parvient à s’y adapter de manière culturelle. Et il prospère. Du temps de Neandertal, le peuplement de l’Europe devait atteindre, au maximum, 10 000 personnes. Vous vous rendez compte ? Des Pyrénées à l’Oural, 10 000 personnes... Lorsque l’homme devient sédentaire, on arrive à 10 millions d’humains. Puis vient le XIXe siècle. Pour la première fois, l’humanité atteint le milliard d’individus. Et en moins de deux siècles, nous voilà passés à 6 milliards et demi.

Plus d’humains, cela signifie plus de besoins à satisfaire, de territoires à conquérir...

Exactement. Et ça ne date pas d’hier. Pourquoi les Homo sapiens, qui vivaient au Proche et au Moyen-Orient, ont-ils un beau jour décidé de s’évader vers l’Europe ? Pourquoi venir embêter les néandertaliens, tranquillement installés sur leur bout de continent ? Au point qu’en dix millénaires - ce qui est long et court à la fois - les uns ont disparu au profit des autres. Cette poussée-là n’était pas motivée par la simple curiosité ou le désir de conquête. Elle s’explique probablement par des questions alimentaires et démographiques.

Et aujourd’hui ?

L’humanité est en pleine forme. Elle a donc besoin de se nourrir, de produire en masse, de développer des technologies pour s’épanouir. C’est la suite logique. Depuis le premier bonhomme qui a pris un caillou pour cogner sur un autre, l’humanité agit sur l’environnement à son profit. En exploitant la nature, elle fait son boulot, le même depuis toujours.

Pourtant, ce développement pourrait tourner à son désavantage...

De profitable, notre action sur notre environnement est en effet en train de virer à notre détriment. Heureusement, depuis la fin du XXe siècle, on prend conscience des dimensions de notre territoire. Pour le moment, c’est la Terre - et un petit bout de la Lune, mais dont on ne fait pas grand-chose.

Et il faut ménager ce petit territoire...

Pour les générations futures, comme on dit de nos jours. En vérité, il s’agit d’une préoccupation très ancienne. Les humains, et tous les animaux, ont toujours défendu leur progéniture. C’est l’un des deux réflexes les plus essentiels : sauver sa propre peau, et celle de son petit. On défend son enfant au risque de claquer soi-même. Il y va de la survie de l’espèce. Il est bon que l’humanité prenne conscience de sa liberté, certes, mais aussi de sa responsabilité vis-à-vis de son unique terrain de jeux actuel. Elle doit reprendre les rênes pour limiter les dégâts. J’adhère tout à fait aux efforts de ceux qui sonnent l’alarme.

Liberté et responsabilité, deux notions parfois difficiles à concilier ?

Oui. C’est une liberté relative, surveillée par la responsabilité. Je suis frappé par ce paradoxe. Mais la vie elle-même me semble paradoxale : elle est extrêmement plastique, capable de créer une espèce en très peu de temps si on isole une population dans un coin. Elle peut générer rapidement des variations génétiques. Mais, à côté de ça, on a dans nos petites cellules un ADN nucléaire qui nous condamne à être ce que nous sommes : j’aurai beau féconder ma femme, elle me donnera toujours un petit d’homme et pas un éléphanteau. Il y a un côté étriqué dans la génétique. En réalité, on ne fait pas ce que l’on veut...

Certains parlent d’un nécessaire « retour à la nature »...

C’est de la mauvaise nostalgie. Il n’y a aucune raison de pleurer sur la nature, sur notre passé. Mon discours, et celui de la paléontologie en général, consiste à expliquer comment l’homme est issu de la nature, la manière dont il est devenu un être conscient, réfléchi, à partir de cette souche naturelle. Il faut se méfier du mythe d’une nature merveilleuse et prodigue. Lorsque je présidais la commission chargée de rédiger la Charte de l’environnement, à la demande de Jacques Chirac, j’entendais certains affirmer : « On n’a pas le droit de faire ça, c’est contre nature. » Qu’on la préserve parce qu’elle nous est agréable et précieuse, bien sûr. Mais je ne comprends pas cet interdit-là.

La paléontologie aide-t-elle à relativiser ?

Forcément. C’est une question de durée, de distance temporelle qui permet peut-être de mieux différencier l’essentiel de l’accessoire. C’est plus confortable encore pour les astrophysiciens ! Moi, j’ai confiance dans l’humanité. Je m’incline devant son génie. Je crois qu’elle saura pondérer son rôle à l’égard de l’environnement. D’autant plus que nous demeurons soumis aux lois de la biologie. Quand il fait froid, on attrape des rhumes et on tousse. On n’est pas à l’abri, non plus, du vieillissement de notre corps. On continue à faire partie de cette nature dont on est issu - pas la peine de fantasmer au retour à la prairie, dans la petite tente ou l’abri sous roche !

Dans cette perspective d’évolution, d’amélioration perpétuelle, vers quoi tend l’être humain ? Continue-t-il à progresser ?

C’est surtout sa culture qui évolue. Le succès de notre espèce, c’est la conscience et son application. Mais, si l’humanité survit aux quelques problèmes cosmiques ou biologiques qu’elle peut rencontrer, elle se dirigera sans doute vers une forme plus cérébrée. Plus intelligente. Une « hyper-humanité ». La vie se développe dans ce sens. Pourquoi cela ne continuerait-il pas ? Un jour, l’homme maitrisera le climat ou la tectonique des plaques. L’humanité ira s’installer sur d’autres planètes. Je me dispute souvent avec mon copain le généticien Albert Jacquard, qui dit que nous sommes « assignés à résidence ». Ça m’énerve ! Moi, je ne doute pas qu’on finira par aller voir plus loin.

Vous pensez, comme l’écrivain de science-fiction Ray Bradbury, que l’avenir est sur Mars ? Lui voudrait y être enterré...

Oui, j’ai vu ça. Mais Mars, ce n’est rien : c’est toujours notre système solaire, et le Soleil est condamné - il a déjà vécu la moitié de ses dix milliards d’années d’espérance de vie. Il vaut mieux viser une planète dans les parages d’une étoile plus jeune et s’y rendre en navette. Ou bien se débrouiller pour déplacer la Terre ?

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Yves Coppens
1934 Naissance à Vannes (Morbihan).
1956 Entre au CNRS.
1960 Premières expéditions.
1974 Codécouverte d’Australopithecus afarensis, alias Lucy, en Ethiopie.
1983 Elu au Collège de France.
2002 Conseiller pour le documentaire L’Odyssée de l’espèce.
2003 Préside la commission chargée par Jacques Chirac de rédiger la Charte de l’environnement.
2006 Nomination au Haut Conseil de la science et de la technologie

Interview de Yves Coppens, par Marion Festraëts parue dans l’Express et transmise par Michel Peyret.



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