La mondialisation n’abolit pas les frontières, elle les fabrique

dimanche 23 décembre 2007
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La mondialisation n’abolit pas les frontières, elle les fabrique
Michel Foucher, géographe et diplomate, analyse dans un essai la multiplication des frontières dans un monde par ailleurs toujours plus globalisé. Quelques extraits.

Alors que la rhétorique du « sans frontières » domine dans nos sociétés occidentales, que les marchés nationaux s’ouvrent, jamais autant de démarcations n’ont été tracées dans le monde depuis une quinzaine d’années : c’est le phénomène analysé par Michel Foucher dans L’Obsession des frontières.

A la base de cet ouvrage, un constat : depuis 1991, 26 000 km de frontières ont été instituées et 24 000 ont fait l’objet d’accords de délimitation. Un paradoxe quand la mondialisation, l’abaissement des barrières tarifaires et la circulation croissante des biens et des personnes étaient supposées annoncer l’abolition des limites interétatiques ? Pas le moins du monde pour le géographe, pour lequel la multiplication des frontières n’est pas en contradiction avec la mondialisation, mais bien son corollaire. A l’ouverture économique et physique répond la consolidation territoriale : il faut facturer des visas pour ceux qui circulent et taxer les produits commerciaux qui transitent. La frontière devient un enjeu toujours plus crucial pour les acteurs politiques qui engagent leur pays sur le chemin de l’économie globalisée.

Mais c’est aussi dans les cas extrêmement nombreux de conflits de souveraineté entre Etats que la frontière acquiert un caractère « obsessionnel ». Lorsque l’Etat « est récent, manque de cohésion interne ou entretient des contentieux avec ses voisins », la frontière focalise souvent l’attention, jusqu’à faire l’objet d’une instrumentalisation.
A cet égard, le dégel du glacis soviétique a eu un impact de taille. Mais il a aussi obligé des pays qui en étaient exclus, comme la Chine, à renforcer leurs frontières pour éviter une remise en question de la gestion de leurs territoires périphériques. La chute du mur n’est pas la seule origine à cette frontiérophilie généralisée : et l’auteur de rappeler toutes les zones, depuis le Moyen-Orient en passant par l’Afrique et l’Asie du Sud-Est où des traités continuent d’être signés et où des conflits frontaliers éclatent dans des secteurs contestés.

L’aspect sécuritaire est un autre facteur qui conduit les acteurs politiques à tracer des lignes : le corridor construit entre le Mexique et les Etats-Unis pour limiter l’immigration illégale ou l’enceinte de béton érigée unilatéralement par Israël en fournissent la funeste illustration.

Dans ce tableau, l’Europe fait à la fois figure de paradigme et d’exception. De paradigme parce que le continent et ses marges eurasiatiques comptent 26 651 km de frontières politiques de plus qu’avant 1990. D’exception car le processus d’intégration européenne se traduit par la suppression concertée de la fonction de barrière entre les Etats qui constituent l’Union Européenne. Dès lors, l’enjeu qui se présente à cet espace intégré est de définir ses frontières externes : est-ce le Bosphore, la mer Noire, l’Oural, comme l’affirmait De Gaulle ? Le débat sur l’entrée de la Turquie, loin d’être clos, cristallise les interrogations sur cette question.

Par Michel Fouchet , géographe et diplomate web Marianne 22/12/2007
, L’obsession des frontières, Perrin, 2007, 245 p., 19€.

Quelques Extraits

Reculer la frontière pour régler les confins

Où les « frontières de l’Europe » doivent-elles se situer ? Est-il important d’en décider ? Le peut-on ? Et si oui, sur quels critères et qui doit le faire ? L’interrogation sur les frontières ultimes de « l’Europe » s’est imposée en raison de la perception par l’opinion d’une perte de contrôle de l’extension de l’Union processus légitime mais géré sans pédagogie comme une « Histoire sans parole ». Elle procède du constat par les plus lucides d’une dénaturation inavouée d’un projet européen. Elle répond pourtant à la nécessité d’identifier des intérêts européens à l’échelle planétaire : pour se situer dans le monde tel qu’il est, y être visible et active, l’Union a besoin de s’affirmer à partir de ses valeurs et de ses intérêts, mais aussi d’une identité claire et d’une assise territoriale assumée.

Par paresse intellectuelle est éludée, dans l’expression publique comme dans l’analyse, la distinction entre « l’Europe », continent aux limites politico-culturelles mouvantes à travers l’Histoire, et « l’Europe instituée », association politique volontaire d’Etats démocratiques eux-mêmes bornés et parfaitement fondée à fixer son périmètre en fonction de ses intérêts. Fût-ce de manière temporaire, pour décider plus tard de le modifier selon les évolutions du contexte géopolitique. L’enjeu est moins d’inclure de nouveaux espaces que de gérer du temps, le temps européen de la diffusion des idées de progrès – incarné par les valeurs et les acquis de l’Union –, le temps plus local de la formation d’Etats viables et d’identités nationales partagées.

La notion de « frontière européenne » mêle à la fois des représentations collectives de l’européanité – influence des cartes mentales, poids des solidarités historiques et des voisinages familiers, rôle des minorités immigrées naturalisées –, des considérations morales – sentiment de dette à l’égard des pays qui furent soumis au communisme soviétique, de remords en face des peuples des Balkans qui se déchirèrent faute d’avoir assumé leur propre passé –, d’ambition politique – projeter la démocratie aux confins de l’Union –, d’intérêts géopolitiques locaux ou plus régionaux – effet domino d’une sécurité mieux assurée si le voisin immédiat a une perspective d’adhésion. Ajoutons l’impact des argumentaires publics d’éventuels aspirants – dénonciation préventive à Kiev ou Tbilissi de prétendues nouvelles lignes de partage –, sans négliger l’influence des desseins stratégiques conçus à Washington, acteur central du processus européen.

Pour la plupart des acteurs – partis, gouvernements, Commission, lobbies –, la cause est déjà entendue sans qu’on le dise clairement pour ne pas provoquer des désaccords ou choquer les opinions : l’Union a vocation à s’étendre à l’ensemble du continent, pour coïncider avec l’aire du Conseil de l’Europe, le cas russe étant mis entre parenthèses. L’extension de l’Union continue selon une logique de diffusion-acquisition et si les opinions s’émeuvent c’est, estime-t-on à Bruxelles, qu’elles sont mal informées. Le volontarisme politique de ceux qui confinent sans appel la Turquie en Asie Mineure alors qu’elle est membre du Conseil de l’Europe depuis l’origine, tout en se montrant ouverts à l’Ukraine qui n’est pas candidate ne fait pas consensus et dénote une conception fixiste des territoires et unidimensionnelle des limites. Il est pourtant salutaire d’aborder un sujet qui gêne et divise les Européens, même si aucun gouvernement ne paraît vouloir figer les limites de l’Union européenne. Il n’est pas certain que cette attitude de déni soit tenable. A mon sens, l’Union devrait décider enfin de sortir du tout ou rien et, pour continuer de diffuser son influence et de promouvoir ses intérêts, elle gagnerait à diversifier son offre politico-institutionnelle pour l’adapter à la réalité historique et géopolitique des espaces concernés. L’adhésion pleine et entière ne peut plus être la seule voie de valorisation des intérêts de l’Union.

Tracer frontière : Dieu et les princes, les mathématiques et la nature

L’incapacité permanente des politiques à produire une réponse claire tient également aux ambiguïtés propres à tout argumentaire géographique : celui-ci relève autant de la représentation des décideurs et des opinions que de la réalité. L’espace n’est pas un acteur même s’il est selon les cas un atout, un handicap ou un enjeu. Ce qui renvoie au caractère redoutable de toute délimitation, soit qu’elle s’impose à l’autre – le front devenant frontière unilatérale –, soit qu’elle appelle une négociation et une décision.

Autrefois, pour tracer frontière, le profane, effrayé devant l’audace d’un acte de caractère sacré, comme l’est toute fondation, se réfugiait derrière la commodité des arguments d’autorité : les tracés étaient attribués tout à tour aux Dieux, à la Nature, aux Princes ou aux Mathématiques. Le nom de Dieu – souvent mêlé à la création des grandes lignes de partage – n’est-il pas convoqué lorsque, à Lviv, en Ukraine occidentale, Jean-Paul II apporta son soutien à la candidature de Kiev à l’Union ? Ne préside-t-il pas au débat sur la candidature turque dès lors que, dans la représentation commune, une frontière européenne incluant une société ayant rompu avec la chrétienté médiévale après 1453 remettrait en cause l’identité unique de l’Europe, malgré le changement de position du Saint-Siège lors du dernier voyage de Benoît XVI à Istanbul ?

La Nature est bien commode pour justifier la vieille et ambiguë notion de frontières naturelles, le Bosphore étant tout à tour présenté comme une coupure ou une couture. La Turquie est d’Asie Mineure, dit-on, même si Istanbul est d’abord sur le continent européen. Je reviendrai plus loin sur l’invention de l’Oural. Trente-deux pour cent des frontières d’Etat dans le monde coïncident avec des fleuves et des lacs, 24 % avec des lignes de crête, 23 % avec des lignes géométriques ; seule une minorité (21 %) suit – ou ne suit pas – des discontinuités de la géographie humaine. En Europe, 46 % des tracés ont été adossés à des supports hydro-topographiques. Il y a des faits de Nature, mais leur désignation est fort humaine, de l’ordre des représentations et des cartes mentales, variables.

Toute l’histoire européenne témoigne du rôle des Princes stratèges, des diplomates et des cartographes dans le tracé des frontières. Imagine-t-on les chefs d’Etat et de gouvernement se réunir en une nouvelle Conférence des Frontières à Bruxelles pour décider solennellement des limites ultimes de l’Union ? Des voix ne manqueraient pas de s’élever pour critiquer son caractère quasi colonial ou dénoncer un relent de Yalta. Le groupe de travail sur les frontières réclamé par la France en juin 2007 ne s’est toujours pas réuni. Il serait pourtant utile de disposer d’éléments géopolitiques objectifs pour un débat public. Le processus est plus diffus, produit d’une somme de micro-décisions, toujours d’opportunité politique.
Les Mathématiques enfin s’invitent dans le débat, sous la forme de l’évaluation des coûts financiers des divers scénarios d’élargissement, de la mesure des risques migratoires, de la pondération des voix dans les instances de décision selon le nombre et le poids démographique d’Etats membres ou encore des chances d’une Grande Europe à accéder à la fameuse taille critique, en termes de PNB ou de masse démographique, face à ses concurrents dans la mondialité. Calcul encore pour évaluer les coûts de nouvelles adhésions, l’aspect financier de la capacité d’intégration de l’Union, ou la gestion des quotas migratoires.

L’autre de l’Europe

Dans ses phases antérieures, l’extension de l’Union n’avait pas été pensée dans sa composante spatiale ; c’était un processus évolutif et continu, par étapes calibrées et soigneusement négociées. On a pu parler d’« inconscience territoriale de l’Europe de l’Ouest contrastant avec une hyperesthésie territoriale de l’Europe de l’Est ». Ou encore de l’ambiguïté structurelle du processus : « Il semble bien que l’Europe de la construction européenne soit condamnée à rester ambiguë par rapport à la géographie, qu’elle ne puisse se penser sans frontières mais que ces frontières soient condamnées à rester mouvantes et contradictoires. » La méthode schumanienne de dévaluation des frontières internes reste à la base de la construction européenne ; elle rend difficile de concevoir une approche plus classique pour définir des contours extérieurs : s’y résoudre, ne serait-ce pas renier un acquis producteur de paix ? On tend donc à projeter sur la problématique des contours extérieurs la méthode de dévaluation des limites internes qui a si bien incarné, avec l’appui des opinions, le projet de « dé-géopolitisation » des dynamiques intra-européennes. Et si, pour suivre Ole Waever, l’Autre de l’Europe depuis 1945 a été son propre passé, y compris avec la rupture de 1989 et les tragédies balkaniques, il n’est pas possible de trancher sur la question des frontières de l’Europe puisque la finalité et le ressort de l’entreprise sont d’atteindre à l’unité européenne, figure inverse de la division querelleuse. L’Autre se situait dans le temps ; depuis 1989, l’Autre est le voisin, bon de préférence comme l’entend la politique éponyme.

La dynamique de l’Union : reculer les frontières pour régler les confins
Ce qu’il est convenu de nommer l’élargissement semble obéir, quand il est examiné cartes en main, à une série de facteurs s’additionnant dans l’espace : du point de vue de l’Union, c’est un levier pour la réforme et un outil de gestion de crises ; pour les Etats, c’est un vecteur de sécurité et une garantie de souveraineté.

L’ancien commissaire Chris Patten avait bien noté que l’Union était le meilleur levier disponible pour encourager les réformes dans les pays en phase de transition : l’Union n’a rien de mieux à offrir qu’elle-même. La négociation patiente des aspirants pour qu’une « perspective » soit dûment inscrite dans les textes indique assez qu’elle est jugée comme le principal vecteur de diffusion des réformes et de production de stabilité. Que ce soit l’outil le plus efficace de la politique extérieure de l’Union est attesté par le fait que la rubrique « Elargissement » est, dans le rapport annuel de la Commission, traitée dans le chapitre « L’Europe en tant que partenaire mondial », qui inclut le commerce extérieur, la contribution à la solidarité internationale et les deux volets jumeaux des politiques étrangère, de sécurité et de défense, donc la relation aux Etats-Unis et à la Russie. Si l’encouragement aux réformes – facteur de modernisation, de stabilité et d’ouverture des marchés – était déconnecté d’une perspective d’adhésion, on pourrait en effet redouter un relâchement des efforts. Bref, l’Union ne vise rien de moins qu’à changer les systèmes, pas seulement les régimes. Il y a plus de réalisme et d’ambition à Bruxelles qu’à Washington à cet égard. Politique extérieure de l’Union, la perspective d’élargissement a été présentée par Javier Solana comme le seul moyen disponible pour pacifier les Balkans, manière de conditionnalité positive : doté d’une indépendance supposée supervisée, le Kosovo inséré dans les canaux de la négociation européenne deviendrait viable, nous dit-on. Et si les autorités de la Serbie acceptent ce sacrifice territorial et symbolique, la voie de Bruxelles lui sera ouverte.

Par Léa Giret web Marianne2 22/12/2007

Transmis par Linsay



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