LA PUISSANCE DU COMMUNISME (II)

La nécessité actuelle du communisme
dimanche 15 août 2010
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Apparemment, depuis la chute des soi-disant pays socialistes, le capitalisme triomphe. Sa victoire est en fait une victoire à la Pyrrhus. Car si le capitalisme est parvenu à sortir victorieux de sa confrontation avec les forces qui visaient à sa subversion et à sa destruction, à son renversement révolutionnaire ; s’il a surmonté toutes les crises, économiques aussi bien que politiques, qu’il a connues au cours du siècle écoulé ; s’il s’est montré ainsi capable de maîtriser ses contradictions internes, c’est au prix d’une quadruple catastrophe, dont les effets hypothèquent gravement son avenir mais aussi celui de l’humanité toute entière, qu’il englobe désormais presque entièrement. Ce qui rend en fait plus nécessaire et même plus urgent que jamais son dépassement communiste.

A) La catastrophe écologique.

- 1. Les dimensions de la catastrophe.

Il est à peine besoin de rappeler les principales dimensions de cette catastrophe :

- l’épuisement des ressources naturelles (matières minérales ou fossiles, mais aussi sol et eau) sous l’effet de leur pillage et gaspillage, engendrant de nouvelles raretés et pénuries ;

- la pollution des éléments naturels (air, eau, sol) par les rejets et déchets de la production industrielle non contrôlées ou non recyclés ou par l’usage massif d’intrants chimiques dans l’agriculture ; en particulier, la multiplication des catastrophes écologiques (marées noires, incidents plus ou moins graves dans les industries chimiques ou électronucléaires, pluies acides) aux retombées de plus en plus étendues dans l’espace et le temps ;

- sous l’effet conjugué des différentes pollutions, l’appauvrissement de la flore et de la faune par extermination de milliers d’espèces et la dénaturation de milliers d’autres (OGM, viande frelatée) ; la déstabilisation ou la destruction d’écosystèmes de plus en plus vastes, voire de certains milieux naturels, tels que la mer ou la forêt ;

- enfin, le plus grave, la rupture de certains équilibres écologiques globaux, constitutifs de la biosphère, par destruction partielle de certains de leurs éléments composants ; par exemple la destruction de la couche d’ozone ou, bien évidemment, le réchauffement général de l’atmosphère terrestre, sous l’effet de la modification de sa composition chimique, aux conséquences redoutables (hausse générale du niveaux des mers et des océans, modifications des climats, etc.).

- 2. Les raisons de la catastrophe.

Par contre, il est plus que jamais nécessaire de souligner combien cette crise met en cause le capitalisme dans ses dimensions constitutives les plus fondamentales.

  • a) En premier lieu, sa réduction de la valeur d’usage à la valeur (la valeur marchande et monétaire). Cette réduction signifie que le capitalisme ne s’intéresse à une valeur d’usage que pour autant qu’elle est susceptible de remplir une fonction de support d’un rapport d’échange ; donc dans la seule mesure où s’y trouve matérialisé de la valeur, dans la seule mesure par conséquent où elle est le produit d’un travail humain. Aussi, tout ce que la nature met généreusement, gratuitement, sans nécessité d’une appropriation préalable par le travail, à la disposition de l’homme est indifférent au capitalisme, car cela n’a pas de valeur pour lui (dans tous les sens du terme). Et il n’en tient aucun compte (dans tous les sens du terme également) : il ne lui accorde aucune attention ni aucun égard, il ne l’intègre pas dans ses calculs (de coût) et ses prévisions, puisque cela ne lui coûte rien. Tant du moins qu’il ne l’a pas dégradé au point de devoir le reproduire. Ainsi en va-t-il avec la lumière solaire (pourtant principale source d’énergie), l’air ou même l’eau des fleuves et des rivières.
  • b) En second lieu, son productivisme. Alors que dans tous les modes de production antérieurs, l’acte social de travail n’avait pas d’autre finalité que la consommation, c’est-à-dire la satisfaction des besoins sociaux (y compris bien évidemment ceux liés à la nécessaire reproduction des moyens de production), le capitalisme pervertit fondamentalement le sens de cet acte en faisant de la production sa propre fin : en n’assignant à l’acte social de travail tout entier d’autre finalité que l’accumulation élargie des moyens sociaux de production. Car la finalité de la production capitaliste n’est pas fondamentalement la production de valeurs d’usage (de biens et de services satisfaisant des besoins individuels ou sociaux), ni la production de valeurs (de marchandises), ni même celle de plus-value : ce ne sont là pour lui qu’autant de médiations (de moyens) au service de sa fin véritable qui est la production et la reproduction du capital, sous toutes ses formes, et d’abord sous sa forme essentielle de capital productif, de moyens de production destinés à fonctionner comme « pompes à plus-value », comme moyens d’extorquer du travail non payé. D’où le productivisme foncier du capital qui se traduit par une tendance à la destruction des deux sources de toute richesse sociale : la force de travail, sous l’effet de son exploitation effrénée ; et la nature, les ressources naturelles, sous l’effet de leur pillage et gaspillage.
  • c) En troisième lieu, la contradiction entre le développement quantitatif (leur croissance, leur accumulation, leur puissance grandissante) et quantitatif (leur socialisation elle aussi grandissante) des forces productives et le maintien des rapports capitalistes de production, en ce qu’ils impliquent notamment l’expropriation des producteurs (tant à l’égard du contrôle des moyens de production que de la maîtrise du procès de production) et la fragmentation du procès social de production (du fait de la propriété privée des moyens de production).

Car telle est en définitive le sens véritable de la crise écologique. Cette crise donne en fait la dimension actuelle, véritablement mondiale (planétaire) de cette contradiction, déjà soulignée par Marx comme étant l’une des contradictions majeures du mode capitaliste de production. En effet, cette crise manifeste en définitive à la fois :

- d’une part, le degré de développement des forces productives auxquelles le capitalisme a conduit, en rendant les hommes capables de s’emparer de la planète entière et de bouleverser toutes les conditions naturelles de l’activité humaine (et plus largement de la vie, au sens biologique du terme) ;

- d’autre part, l’absence de tout contrôle global de ce développement que rend précisément impossible le maintien des rapports capitalistes de production, avec leurs effets d’expropriation et de privatisation. Absence de contrôle qui transforme en conséquence le précédent développement des forces productives de l’humanité en un déchaînement de forces destructrices qui en menace, du coup, jusqu’à sa possibilité de survivre.

- 3. L’impuissance du capitalisme face à la crise écologique.

A partir de là, on comprend aussi l’incapacité foncière du capitalisme à faire face à la crise écologique. Incapacité qu’illustre la timidité des engagements des Etats participants aux conférences de Rio (1992), de Kyoto (1997) et plus récemment d’Amsterdam (2000). Engagements très en deçà de l’urgence et de l’ampleur des mesures que requerraient des politiques cherchant véritablement à endiguer les effets de la dégradation chaque jour plus perceptible de nos conditions naturelles d’existence.

Certes un réformisme écologique est en principe possible dans le cadre du capitalisme. On peut en effet très bien concevoir que les mouvements écologistes et/ou les Etats parviennent à imposer aux industriels des normes et des contrôles contraignants en matière d’occupation des sites et d’usage d’exploitation des richesses naturelles ; qu’en outre ils proposent ou imposent des modes de produire et de consommer qui non seulement soient plus écologiques mais qui en plus ouvrent de nouvelles voies à l’accumulation du capital (recyclage de déchets, économies d’énergie, énergies renouvelables, etc.). Mais, même s’il parvenait à atténuer les effets les plus désastreux et à conjurer les menaces les plus graves de la crise écologique, un tel réformisme ne la résoudrait pas fondamentalement ; pas plus que le réformisme dont a fait l’objet le rapport salarial n’a mis fin à l’exploitation et à la domination capitalistes de la force de travail.

Mais un pareil réformisme est inconcevable et restera impraticable tant que dominera l’idéologie néo-libérale. Pour s’en convaincre, il suffit de penser à la solution proposée à l’issue des conférences de Kyoto et d’Amsterdam sous la pression des Etats-Unis, de loin les plus gros pollueurs de la planète, pour lutter contre l’aggravation de l’effet de serre : l’émission de droits à polluer et l’organisation d’un marché mondial de ces droits ! Autrement dit, le renforcement de l’emprise de la logique marchande et capitaliste sur les conditions écologiques d’existence, logique précisément responsable de la dégradation de ces conditions. Dans ces conditions, le pire est à craindre.

En définitive, ce que la crise écologique nous révèle, c’est que le capitalisme ne se limite pas à dégrader les conditions de vie, il menace plus fondamentalement la possibilité même de la vie sur Terre. Possibilité qui ne peut être préservée qu’à la condition qu’il soit mis fin au développement aveugle et incontrôlé des forces productives, transformées de ce fait en forces destructrices, qu’institue le capital ; et qu’il soit donc mis fin à l’expropriation des producteurs et à la propriété privée des moyens de production qui rend une telle inversion inévitable. Ainsi, eu égard aux menaces majeures dont la crise écologique est porteuse, il se pourrait bien que l’enjeu de la lutte contre le capitalisme soit plus radical encore que Rosa Luxembourg ne l’avait imaginé, en se situant non plus seulement entre « le socialisme et la barbarie » mais entre le communisme et la mort.

B) La catastrophe socio-économique.

En se mondialisant, en insérant la planète entière dans les rets de ses rapports de production, le capitalisme n’aura pas seulement mondialisé la contradiction entre forces productives et rapports de production. Il aura tout aussi bien mondialisé cette autre contradiction inhérente à ces rapports, elle aussi mise en évidence par Marx, et présentée par lui comme « la loi générale de l’accumulation du capital » : la polarisation grandissante entre richesse et pauvreté, l’aggravation à la fois extensive et intensive de la paupérisation comme condition et conséquence à la fois de l’accumulation du capital, donc de l’accumulation de la richesses sociale et des moyens de produire cette richesse, en même temps que limite apposée à l’accumulation. Dans la mesure où l’accumulation des moyens de production (de travail mort) et l’économie de travail vivant se traduit, en termes capitalistes, par une diminution relative sinon absolue de la quantité des travailleurs dont le capital a besoin, qu’il peut utiliser productivement (au sens capitaliste : pour leur faire produire de la plus-value) et, par conséquent, au gonflement de ce que Marx nommait « l’armée industrielle de réserve ».

« Les mêmes causes qui développent la force expansive du capital amenant la mise en disponibilité de la force ouvrière, la réserve industrielle doit augmenter avec les ressorts de la richesse. La grandeur relative de l’armée industrielle de réserve s’accroît donc en même temps que le ressort de la richesse. Mais plus cette armée de réserve grossit, comparativement à l’armée active du travail, plus grossit la surpopulation consolidée, excédent de population, dont la misère est inversement proportionnelle aux tourments de son travail. Plus s’accroît enfin cette couche des Lazare de la classe salariée, plus s’accroît aussi le paupérisme officiel. Voici la loi absolue, générale, de l’accumulation capitaliste. L’action de cette loi, comme toute autre, est naturellement modifiée par les circonstances particulières. »

Cette loi, que le développement capitalise avait semblé infirmée au cours des dernières décennies au sein des formations capitalistes centrales, a, au contraire, reçu une confirmation aussi éclatante que dramatique au niveau mondial. Seul niveau où il faille aujourd’hui jugé des effets du capitalisme, puisque c’est à ce niveau que se déploient désormais pleinement les rapports capitalistes de production et que se joue leur reproduction.

Pour s’en convaincre, il suffit de considérer combien la situation socio-économique de la plupart des pays de la périphérie mondiale (le ci-devant « Tiers Monde », aujourd’hui rebaptisé « Sud ») s’est dégradée au cours dernières décennies, non seulement en termes relatifs (par rapport au pays centraux) mais même quelquefois en termes absolus (par rapport à leur propre état antérieur). Il suffit de penser au sort réservé par la mondialisation capitaliste aux milliards d’individus (car ils se comptent aujourd’hui par milliards) qui constituent aujourd’hui « l’armée de réserve » sur le plan mondial, en croupissant dans les campagnes ou en s’entassant dans les bidonvilles des périphéries des métropoles de ces pays. Paysans sans terre, paysans expropriés, chômeurs chroniques, travailleurs (et surtout travailleuses) de « l’économie informelle », enfants des rues livrés à tous les trafics, etc., les figures sont innombrables de ces prolétaires auxquels le développement capitaliste ne laisse plus aucune chance d’être même seulement exploités.

Tandis qu’à l’autre bout de la chaîne (capitaliste) et de la planète se sont constituées des fortunes colossales, à la dimension du processus historique-mondial de l’accumulation du capital sur lequel elles reposent. Selon les rapports du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) publiés ces dernières années, les trois plus grosses fortunes personnelles au monde représentent l’équivalent du revenu annuel des 1,5 milliards de personnes les plus pauvres de la planète ; tandis que la fortune des quelques 400 milliardaires en dollars équivaut au revenu annuel des 2,6 milliards de personnes les plus pauvres, 45 % de la population mondiale. Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, il ne s’était créé de tels gouffres entre le haut et le bas de la hiérarchie sociale. Et le tout sous couvert des « droits de l’homme » : du règne de liberté et de l’égalité, masques cyniques de la pire des exploitations !

Là encore, si l’on veut faire cesser pareil scandale, pareille absurdité et pareille monstruosité à la fois, le communisme s’impose comme une nécessité. Tout d’abord dans son exception la plus élémentaire, la plus sommaire pour ne pas dire la plus vulgaire, sous la forme de la revendication de l’égalisation des conditions sociales d’existence. Mais aussi et plus fondamentalement sous la forme de la reconquête par les hommes de leur pouvoir sur leurs conditions matérielles d’existence ; ce qui suppose de mettre fin à leur expropriation à l’égard de la maîtrise des moyens et du produit de leur travail qui est constitutif de ce rapport de production aujourd’hui dominant qu’est le capital. C’est là le seul moyen de redonner à la production sociale sa finalité naturelle en même temps qu’humaine, la satisfaction des besoins des hommes, en l’arrachant à l’emprise de l’abstraction mortifère de la valeur, en mettant fin à la dictature de l’économique, aux inhumaines rigueurs des « lois » imposées par l’aliénation marchande et capitaliste de l’acte social de travail.

C) La catastrophe politique.

Cette expression désigne le vide politique, l’état de déficit politique sur lequel ont fini par déboucher deux siècles de domination du capital. Par quoi il faut entendre non seulement un déficit de la politique au sens classique du terme, de la politique institutionnelle, de l’action de et dans l’Etat ; mais encore et plus fondamentalement un déficit du politique : une absence de maîtrise du devenir général des sociétés humaines, l’impuissance de l’humanité dans son ensemble à maîtriser son propre devenir.

- 1. Le déficit de la politique institutionnelle.

De ce déficit politique, on ne saisit en effet généralement que son aspect à la fois le plus apparent et le plus officiel, sous la forme de l’impuissance des Etats, qui sont les dépositaires et agents légitimes de la puissance collective (la puissance publique).

Cette impuissance des Etats face aux défis majeurs de notre temps n’est que trop évidente. Je l’ai déjà évoquée en ce qui concerne la crise écologique. Elle n’est pas moindre en ce qui concerne la crise dans laquelle reste plongée l’économie capitaliste mondiale ; elle se traduit par l’incapacité dans laquelle se trouvent les Etats, y compris les plus puissants d’entre eux, d’édifier un cadre régulateur de l’accumulation mondiale du capital.

Dans les deux cas, on peut mettre en accusation les idéologies et les politiques néo-libérales qui ont prédominé au cours des deux dernières décennies, et qui ont fait de l’affaiblissement des Etats à la fois une nécessité et une vertu. Et, de fait, elles les ont délibérément privés de quelques uns de leurs instruments les plus efficaces dans la régulation de l’activité socio-économique sur le plan national, en se faisant les champions d’une déréglementation sauvage et aveugle de tous les marchés ; tout en faisant simultanément obstacle à la réédification d’un tel cadre réglementaire et régulateur sur le plan international, sous forme de la coordination des politiques des principaux Etats capitalistes développés. Il suffit à ce sujet de rappeler les résultats médiocres voire nuls des dernières réunions du G7, dont on vient à se demander à quoi il sert encore, si ce n’est à permettre aux « grands » du monde soi-disant développé d’étaler le spectacle planétaire de leur impuissance, de leur pusillanimité et de leurs divisions. Avec pour effet d’avoir transformé l’économie mondiale en un véritable bateau ivre, en un vaisseau fantôme ballotté aux grands des tempêtes commerciales et des crises financières.

Plus fondamentalement cependant que les idéologies et les politiques néo-libérales, il faut ici incriminer deux autres facteurs, plus structurels, pour expliquer cette impuissance des Etats, qui tiennent tous deux aux rapports capitalistes de production. D’une part, la persistance de la division de l’espace géo-économique et géo-politique en Etats-nations, dans un contexte de transnationalisation grandissante de l’activité socio-économique, division commandée par la fragmentation du capital mondial en conglomérats de capitaux territorialisés ou à base territoriale rivaux entre eux sur le marché mondial. Si bien que la contradiction entre mondialisation grandissante de l’activité économique et nationalisation persistante du pouvoir politique (de son champ d’exercice et de contrôle) est caractéristique de la phase et des formes actuelles de reproduction des rapports capitalistes de production.

A quoi s’ajoute, d’autre part, la persistance de la propriété privée des moyens de production, de l’autonomie persistance des capitaux privés, encore renforcés par la taille mondiale acquise par un grand nombre d’entre eux, qui leur permet de se jouer de tout contrôle et de toute réglementation nationale, voire internationale. Là encore, c’est directement à une caractéristique essentielle des rapports capitalistes de production que se heurte le pouvoir des Etats.

Quoi qu’il en soit, du point de vue qui me préoccupe ici, les conséquences les plus importantes de cette impuissance des Etats sont le discrédit de la politique (de l’activité politique, de la représentation politique, des hommes et des partis politiques, etc.), et la tendance à la démission des citoyens (leur abandon de la sphère publique, leur repli sur la vie privée, au mieux sur la vie associative). Avec pour conséquence en retour de délégitimer l’action des Etats et d’accroître encore leur impuissance, pour autant que le pouvoir d’Etat requiert pour s’exercer (du moins en démocratie) un consentement minimal des citoyens.

- 2. Le déficit du politique.

En fait, ce déficit de la politique, alimenté par l’impuissance grandissante des Etats, renvoie, plus fondamentalement encore, à un déficit du politique, au sens de la capacité des hommes à maîtriser le devenir général leur propre activité sociale, leur propre praxis sociale-historique.

Deux siècles de domination du capital ont en effet débouché sur deux phénomènes conjoints. D’une part, sur l’expropriation de l’immense majorité de la population à l’égard de toute maîtrise sur ses conditions matérielles d’existence et, plus largement, sur l’ensemble de ses conditions sociales d’existence. J’ai déjà signalé que Marx a longuement insisté sur cette spécificité du capital comme rapport de production que constitue l’expropriation des producteurs à l’égard des moyens de production mais aussi de la maîtrise du procès social de production. Au fur et à mesure où la reproduction du capital a nécessité d’élargir sa domination sur l’ensemble des conditions sociales d’existence, elle a du même mouvement étendu la sphère des activités sociales qui échappent au contrôle et à maîtrise de l’immense majorité de la population. A titre d’exemple, considérons simplement ce qu’il est advenu de notre rapport à l’espace social dans lequel nous évoluons, un espace aujourd’hui entièrement assujetti aux impératifs de la production et de la circulation du capital.

D’autre part, le même processus a abouti à concentrer et à centraliser la puissance sociale (la capacité de diriger, d’organiser, de contrôler l’activité sociale, les interactions entre les hommes) au sein de méga-appareils de pouvoir (industriels, commerciaux, financiers, administratifs, médiatiques). Concentration et centralisation qui sont, à la fois, les conséquences et les conditions de la dépossession précédente de l’immense majorité de l’humanité. Ce sont ces appareils qui ont aujourd’hui en charge la gestion au quotidien des pratiques sociales et des rapports sociaux, sans parvenir pour autant à maîtriser leur devenir général, comme on l’a vu précédemment sur l’exemple des Etats.

Si bien que les deux processus précédents débouchent en définitive sur l’étonnante contradiction suivante : la plus extraordinaire concentration et centralisation de pouvoir politique (et de savoir empirique et analytique sur lequel il s’appuie : de moyens de produire, transmettre, traiter et stocker une masse gigantesque d’informations) que l’on ait connue dans l’histoire, l’érection des appareils les plus puissants dont l’humanité se soit dotées, vont de pair avec l’impuissance la plus étendue de l’humanité à maîtriser son propre devenir.

De cette contradiction, les principaux Etats actuels donnent une terrifiante illustration. Ils ont acquis le pouvoir d’administrer la mort, en accumulant les moyens industriels et militaires de la destruction de toute vie sur Terre. Alors qu’ils restent incapables d’administrer la vie : de maîtriser et encore plus de résoudre les problèmes vitaux de l’humanité (les crises économique et écologique par exemple) ; ce qu’avouent d’ailleurs aujourd’hui, comme pour s’en disculper, la plupart de leurs dirigeants. Ne voit-on pas que l’échec de ces Etats, concentrant entre leurs mains les plus formidables moyens matériels et intellectuels dont ait jamais disposé un quelconque pouvoir politique au cours de l’Histoire, signifie tout simplement l’impuissance radicale de tout pouvoir politique en tant que tel et, par conséquent, l’illégitimité totale de la monopolisation de la puissance sociale sur laquelle il repose ? Comment dans ce cas ne pas en conclure à la nécessité et à l’urgence de confier l’administration de cette puissance à l’ensemble des hommes, à l’ensemble des membres de la communauté humaine, agissant selon un plan concerté entre eux ?

- 3. Conséquences.

Au regard du double déficit précédent, le communisme, compris cette fois-ci comme réappropriation par l’humanité de son pouvoir sur ses propres conditions matérielles et institutionnelles d’existence, apparaît une nouvelle fois comme une nécessité. Aussi bien d’ailleurs que ce qui constitue la condition de cette réappropriation, à savoir le dépassement des divisions de l’humanité en classes et en nations. Car comment concevoir que l’humanité puisse relever les défis qu’elle s’est lancée à elle-même, par exemple faire face aux menaces pesant sur sa survie même dont est grosse la crise écologique, sans qu’elle mette fin aux divisions et rivalités entre classes et nations qui la paralysent aujourd’hui ? Sous cet angle aussi, l’alternative est entre le communisme et la mort.

D) La catastrophe symbolique.

Les dégâts commis par l’emprise croissante du capital sur nos existences ne se mesurent pas seulement à la dégradation générale de nos écosystèmes et aux menaces qu’elle fait peser jusque sur notre survie ; à la pauvreté et à la misère auxquelles il condamne des masses grandissantes d’individus prolétarisés de par la planète ; à l’impuissance dont il frappe l’immense majorité de la population face au devenir historique de l’humanité dans son ensemble. Ils se mesurent concrètement tous les jours dans la déstructuration mentale qui affecte un nombre grandissant d’individus du fait du déficit symbolique qu’engendre les conditions sociales actuelles d’existence.

- 1. Signification et causes de la crise symbolique.

Par déficit symbolique, j’entends le défaut d’ordre symbolique propre aux sociétés capitalistes développées : leur incapacité à élaborer et maintenir un système un tant soit peu stable et cohérent de référentiels, de normes, de valeurs à l’intérieur desquels les individus puissent à la fois hériter du passé et se projeter dans l’avenir, s’investir dans la participation à la construction du monde dans lequel ils vivent, communiquer entre eux, se construire une identité, en un mot donner sens à leur existence.

J’ai analysé ailleurs en détail les raisons de ce déficit d’ordre symbolique. Il tient, d’une part, à la démythification du monde ou au « désenchantement » du monde qu’opère le capitalisme. Mouvement proprement révolutionnaire par lequel il invalide toutes les représentations morales, religieuses, philosophiques, etc., qui faisait reposer symboliquement l’ordre social des sociétés précapitalistes sur la référence à une transcendance métasociale ou métaphysique. Mouvement que Marx et Engels avait pressenti et présenté en termes imagés dans Le Manifeste :

« La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner sans cesse les instruments de production , ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux. Le maintien sans changement de l’ancien mode de production était, au contraire, pour toutes les classes industrielles antérieures, la condition première de leur existence. Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes. Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions antiques et vénérables, se dissolvent ; ceux qui les remplacent vieillissent avant d’avoir pu s’ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ».

Ce déficit d’ordre symbolique tient, d’autre part, aux contradictions caractéristiques des différents fétichismes que le capitalisme tend à substituer à l’ordre ordre symbolique propre aux sociétés précapitalistes : fétichisme de la marchandise, de la monnaie et du capital ; fétichisme du droit (de la propriété privée et de la personne privée) ; fétichisme de la loi (comme expression de la volonté générale) et de l’Etat (comme pouvoir public impersonnel) ; fétichisme de la nation (comme seule forme possible de la communauté humaine) ; fétichisme de l’individu (l’individualisme) ; etc. Non seulement ces différents fétichismes sont contradictoires entre eux, rendant de ce fait incohérent l’ordre idéologique que le capitalisme tend à constituer à partir d’eux ; mais encore ils sont tous minés par des contradictions internes, notamment une contradiction entre leur aspect objectif et leur aspect subjectif, entre leur moment de réification des rapports sociaux et leur moment de personnification de ces mêmes rapports. Car plus la praxis capitaliste réifie les conditions sociales d’existence en leur conférant l’opacité et la dureté, la froideur et l’impersonnalité de conditions objectives, moins celles-ci peuvent apparaître aux acteurs sociaux comme les résultats de leurs propres interactions ; et moins les fétichisme qui en résultent sont capables de capter et de thématiser les désirs humains en leur fournissant autant de repères et de supports identificatoires. Autrement dit, moins ils sont capables de donner sens à l’existence.

- 2. Une triple aliénation.

Les différents processus précédents se conjuguent donc pour plonger les sociétés capitalistes développées dans une crise chronique du sens : pour les priver d’un habitat imaginaire commun, d’un ensemble repérable, structuré et crédible de référentiels donnant sens à l’existence. On devine tout de suite qu’une pareille crise du sens ne va pas sans retentir profondément sur l’organisation psychique (affective et imaginaire autant qu’intellectuelle) des individus qui la vivent. Plus précisément, le défaut d’ordre symbolique collectif perturbe simultanément le rapport à soi, le rapport aux autres, enfin le rapport au monde.

  • a) Le rapport à soi. La crise symbolique provoque en fait des effets contradictoires quant à la manière dont le sujet (le sujet individuel) se rapporte à lui-même, quant à la manière dont il s’appréhende lui-même. D’une part, elle favorise un surinvestissement narcissique, une survalorisation du moi ; d’autre part et inversement, elle crée les conditions d’une profonde crise d’identité, d’une dépression du moi.

Survalorisation du moi tout d’abord. Car, quand plus rien autour de soi n’offre un cadre de référence stable, quand il n’y a plus de monde que l’on puisse habiter imaginairement avec les autres, chacun tend à se replier sur soi et à faire de soi-même un monde. Alors le moi (plus exactement le moi idéal) devient, par substitution, l’objet privilégié des investissements libidinaux et fantasmatiques qui ne trouvent plus à fixer (se projeter) dans des objets sociaux, du fait de leur déficit de valorisation symbolique.

Ainsi s’explique le développement de cette culture du narcissisme qui caractérise si fortement les sociétés capitalistes contemporaines. Chacun devient à soi-même son objet électif d’amour (d’investissent libidinal), d’occupation et de préoccupation. Les manifestations de cette culture sont aujourd’hui innombrables. Ce sont les soins attentifs et jaloux portés au corps (cf. l’engouement pour les pratiques corporelles : marche, jogging, gym tonic, yoga, etc., mais aussi l’augmentation de la consommation des produits et services médicaux). C’est la survalorisation du fameux « look », autrement dit de l’apparence corporelle et vestimentaire. C’est le succès de différentes pratiques « psy » dont le commun dénominateur est la réalisation émotionnelle de soi.

Mais le déficit chronique du sens qui sévit dans les sociétés capitalistes contemporaines crée tout aussi bien les conditions d’une crise majeure de l’individualité. Car l’individualité qui en émerge est en fait extrêmement fragile sous les couverts chatoyants et chaleureux de sa façade narcissique. D’une part, le déficit d’ordre symbolique va se traduire par l’absence ou du moins l’inconsistance de schèmes collectifs capables de servir de matériaux et supports de la construction de l’identité individuelle.

A quoi s’ajoute, d’autre part, l’effet déstabilisateur de la profusion quasi infinie des sens offerts au choix de chacun, comme autant de vêtements identificatoires qu’il peut successivement ou même simultanément endossés, pour les quitter aussitôt, au gré de sa fantaisie. Notre société organise ainsi en permanence une sorte de « foire aux sens », dans laquelle chacun peut « choisir » entre une multiplicité indéfinie d’identités, d’appartenances symboliques ou imaginaires, de référentiels, de valeurs, de modes d’existence, etc. Mais, précisément, perdu dans cette « foire », chacun va se trouver à la fois étourdi, déboussolé, en définitive hébété, ne sachant plus (c’est le cas de le dire) à quel sens se vouer. Quand plus aucun sens global n’est proposé ou imposé par la société, quand chacun est abandonné à lui-même pour donner (en fait bricoler) un sens à son existence, et se trouve « libre » de lui donner le sens qu’il veut, la quête du sens a toute les chances d’être éperdue et de se solder par un échec. Autrement dit, chacun a toutes les chances (si l’on peut dire) de se retrouver en définitive nu, c’est-à-dire incapable de trouver un sens à son existence et, par conséquent, d’assurer son identité.

  • b) Le rapport aux autres. De la même manière, la crise symbolique ne peut que perturber le rapport que chacun entretient aux autres. Plus précisément, elle va rendre ce rapport éminemment problématique : incertain, difficile, conflictuel. Entendons qu’elle va aggraver la part d’incertitude, de difficulté, de conflit que comprend nécessairement tout rapport interindividuel.

En premier lieu, en effet, c’est la possibilité même de communiquer avec autrui qui se trouve ici rendue problématique. Car, quel que soit le canal ou le support qu’elle emprunte, la communication entre individus présuppose toujours un sens commun : un ensemble structuré de signifiants fondamentaux (de référentiels, de symboles, de valeurs) sur lesquels les individus s’accordent, par delà ou plutôt en deçà même de leurs éventuels différences et différends. Or le défaut d’ordre symbolique signifie précisément aussi l’absence ou du moins la faiblesse (le vague, le flou, l’inconsistance) d’un tel sens commun.

En éprouvant ainsi de plus en plus de difficulté à communiquer avec autrui, chacun se trouve ainsi isolé, prisonnier de/en lui-même. La solitude est aujourd’hui sans doute la chose la mieux partagée dans les sociétés capitalistes développées, au delà de l’inflation « communicationnelle » qui lui sert de masque et d’alibi, dans laquelle chacun est tenu de communiquer en permanence pour être (cf. la diffusion fulgurante des téléphones portables et de l’Internet). Une solitude que, dans le cadre de ce que j’ai appelé précédemment la culture narcissique, les individus tendent à transformer en art de vivre, métamorphosant en quelque sorte la nécessité en vertu.

Car, dans le cadre de la crise du sens, l’autre n’est pas seulement celui avec qui il m’est de plus en plus difficile de communiquer, dont j’ai de plus en plus de mal à me rapprocher. Il est aussi, en second lieu, celui dont, contradictoirement, je désire de moins en moins me rapprocher, celui dont la présence même est pour moi de plus en plus une source de malaise, voire tout simplement une menace.

M’ouvrir à l’autre, c’est en effet m’exposer à affronter son altérité, c’est confronter ma propre identité à son altérité. Expérience toujours éprouvante au sens propre, puisqu’elle met à l’épreuve ma propre identité. Epreuve qui sera donc d’autant plus redoutée et par conséquent fuie que mon identité est faible, incertaine, mal assurée d’elle-même, qu’elle s’accompagne d’une crispation fétichiste sur les moindres éléments d’une identité résiduelle.

Le défaut d’ordre symbolique crée donc les conditions d’une sorte d’hétérophobie diffuse : de peur, de haine, de rejet plus ou moins violent de tout ce qui, du fait de son altérité, est perçu comme déstabilisant ou menaçant le reliquat ou résidu d’identité de chacun. En le privant de repères collectifs, en menaçant par conséquent son identité individuelle mais aussi en l’amenant par réaction à la fétichiser, la crise symbolique abaisse donc le « seuil de tolérance » de l’individu à l’égard de l’altérité.

  • c) Le rapport au monde. Et c’est, enfin, la diffusion dans la population d’un sentiment général d’étrangeté à l’égard du monde. Dépourvu de tout ordre symbolique unitaire capable de lui donner sens et d’y fournir des repères, le monde n’est plus alors vécu comme ce lieu familier que l’on connaît et que l’on maîtrise, dans la mesure même où on y habite et qu’on contribue à le créer. Privé de tout ordre symbolique, le monde apparaît alors tout à la fois comme irréel (inconsistant et évanescent) et surréel (opaque et impénétrable), dans les deux cas comme une réalité indéchiffrable et inquiétante.

Ainsi, en l’absence de tout ordre symbolique stable, l’individu devient-il étranger simultanément au monde, aux autres et à soi-même. Et cette triple étrangeté vécue ne peut que générer une situation et un sentiment d’impuissance : impuissance à avoir prise sur le cours du monde, et a fortiori à prendre part à sa production, donc aussi à le comprendre ; impuissance à communiquer avec autrui, à trouver un sens commun, à construire une communauté à la fois pratique et symbolique avec les autres ; impuissance à se réaliser, à inscrire ses actes dans la réalité, voire à construire des projets.

E) Conclusion.

Ainsi, de quelque côté que l’on se tourne, le capitalisme semble bien génère un monde de plus en plus invivable, aussi bien subjectivement qu’objectivement, pour une majorité de nos contemporains. Dès lors, l’objection d’utopisme communément adressée au projet communiste est bien mal venue. En fait, la pire des utopies qui soit aujourd’hui, utopie conservatrice, réactionnaire même, utopie proprement illusoire en tout cas, est de croire que le monde pourra longtemps encore continuer à être gouverné pour l’essentiel par les exigences de la reproduction du capital, sans courir au-devant de multiples catastrophes. Plus exactement : sans que les catastrophes qu’il a déjà déclenchées ne le rendent définitivement et absolument invivable.



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