Pierre Bourdieu : pourquoi tant de haine ?

mardi 24 janvier 2012
popularité : 3%

Il fut l’intellectuel français le plus controversé de la fin du XXe siècle. Dix ans après sa mort, le sociologue est à l’honneur avec la parution au Seuil de ses cours inédits sur l’Etat.

On l’a traité de « terroriste », d’« irresponsable », de « populiste », de « chef de secte »... Peu d’auteurs ont dû affronter comme Pierre Bourdieu (1930-2002) une déferlante d’insultes si violentes, venues de tous bords. Aujourd’hui, dix ans après sa mort, on doit encore prendre garde aux chutes de pierres si l’on veut interroger l’oeuvre — une trentaine de livres — qui ont fait de lui le sociologue contemporain le plus cité dans le monde, et, de très loin, le penseur français le plus controversé des années 90 et 2000.

Est-il possible que cet anniversaire ainsi que la publication au Seuil de ses cours inédits au Collège de France soient l’occasion d’un revirement dans la manière dont le bouillant sociologue est perçu en son pays ? De son vivant, Bourdieu a réussi à s’aliéner à peu près tout le monde, dans tous les domaines. Mais, par un retournement assez courant, les mêmes causes qui hier cristallisèrent la haine pourraient bien aujourd’hui le faire aimer... Qui a dit que nous détestions être dérangés ?

Le boomerang intellectuel

On considère souvent que Bourdieu, après la brillante carrière de sociologue universitaire qui le mena jusqu’au prestigieux Collège de France (1981) et à la médaille d’or du CNRS (1993), n’est devenu « haïssable » que pour avoir fait, dans les années 90, des interventions politiques et médiatiques directes.
Ce « mythe des deux Bourdieu », dénoncé par Anna Boschetti, disciple et professeur de littérature à Venise, s’est en réalité construit a posteriori. Dès l’origine, le travail du sociologue s’est caractérisé par une forte tension polémique - avec, le plus souvent, une sorte d’« effet boomerang » capable de froisser aussi ceux de son « camp ».

Dès le Déracinement (1964), l’un de ses premiers livres, Bourdieu parvint ainsi à s’attaquer simultanément à l’Etat français et aux intellectuels progressistes. D’un côté, il montrait que la colonisation française en Algérie, passant par le regroupement urbain des populations, n’était autre que la destruction de la société agricole traditionnelle ,autrement dit, un désastre civilisationnel.
De l’autre, il violait un principe méthodologique fondamental que Louis Althusser, chef de file des marxistes, avait formulé en personne : l’idée que « l’empirie » — autrement dit la réflexion par l’expérience — menait nécessairement à une « défense de l’ordre existant ». Pour être réellement critique, il fallait être marxiste théorique. Bourdieu, lui, détestait le militantisme et entendait travailler au plus proche de l’expérience. Ça partait mal.

S’étant fait une place à l’université, les choses s’aggravèrent. Il l’écrira plus tard : « Je n’aime pas en moi l’intellectuel » (Méditations pascaliennes, Seuil, 1997). Pourquoi ? Avec les Héritiers (1964) et la Reproduction (1970), s’adossant à un appareil statistique inédit, Bourdieu remit en cause la prétendue démocratisation de l’école. Il montra non seulement que l’accès à l’enseignement supérieur était discriminatoire, mais qu’il assurait activement la garantie et la légitimation de la reproduction des élites. Bientôt, il allait s’en prendre au corps enseignant lui-même.

Dans Homo academicus (Minuit, 1984), il soutient en effet que la rationalité des savants n’a rien de pur, et qu’elle correspond en réalité à un comportement induit par les institutions. Y pensez-vous ? Accuser les intellectuels français d’être sous l’emprise d’un inconscient scolaire ! Louis Pinto, directeur de recherche au CNRS et auteur de Pierre Bourdieu et la théorie du monde social (Seuil), en rit encore : « Quand on dit aux intellectuels : il y a en vous du professeur de khâgne... Pour eux, c’est insupportable ! » L’idée d’une raison socialement déterminée eut pour adversaires les philosophes John Rawls ou Jürgen Habermas, mais s’attira surtout les foudres de 90 % de l’intelligentsia française.

Le violeur de l’intime

On l’aura compris : complétant l’analyse historique et l’enquête de terrain, Bourdieu proposait à ses lecteurs une sorte de psychanalyse sociale — ce qu’il appelait la « socio-analyse ». C’est pourquoi il devait s’attaquer également à des aspects intimes de notre vie. Dans la Distinction, critique sociale du jugement (Minuit, 1979), il soutient ainsi que le bon goût et l’intérêt pour l’art fonctionnent comme des signes d’appartenance à la classe dominante.
Horreur, blasphème. « Le discours marxiste traditionnel était au fond apolitique dès que l’on touchait aux individus, au culturel, etc., rappelle Louis Pinto. Cette fois, Bourdieu passait la limite. »
Après avoir outragé la raison, le sociologue dégradait la culture !

Mais le plus troublant de la critique bourdieusienne est qu’elle semble retirer à l’individu ses prérogatives. Cet outrage finit par se structurer autour de deux concepts - le « champ » et l’« habitus ».
« La notion de champ, résume Louis Pinto, montre que les propriétés que l’on attribue à un individu singulier sont en fait attribuables à sa position : s’il est provincial ou parisien, professeur ou haut fonctionnaire, agent immobilier ou père de famille, il n’aura ni la même vision du monde ni le même comportement. Ces déterminations nous échappent. Si l’on tient à son narcissisme, on vit cette théorie comme une agression. » Bourdieu semblait arracher l’action aux mains de l’individu, pour la redéfinir en termes de position.

Pourtant, ce dispositif n’était pas non plus fait pour convaincre les tenants du déterminisme. « Bourdieu voulait aussi penser une relative indétermination dans les mouvements, explique Claude Gautier, philosophe des sciences sociales à Montpellier-III et auteur de la « Force du social » (à paraître au Cerf). C’est le sens du concept d’habitus : il s’agit de penser l’action non comme le simple effet d’une structure sociale, mais comme la possibilité pour chacun de se réapproprier les déterminismes, de jouer avec eux, par approximation, improvisation, innovation. De ce point de vue-là, il y a bien une liberté de l’agent. » En somme, nos choix sont déterminés, mais pas mécaniques.

Oui mais voilà, à ceux qui contestaient ses analyses, Bourdieu répondait en termes freudiens. Les objections de ses détracteurs n’étaient que des résistances induites par leurs préjugés. Ou comment, par irritations successives, transformer ses adversaires en ennemis...

L’émissaire du social

En 1995, les choses se précipitent : le plan Juppé sur les retraites et la Sécurité sociale se heurte aux mouvements de grève les plus importants depuis Mai 68. Foucault ayant disparu en 1984, Derrida étant aux Etats-Unis, qui restait-il pour porter les revendications du monde social ?
Bourdieu eut le sentiment qu’il avait le devoir historique d’entrer en scène, et il enfila aussitôt l’habit de l’intellectuel engagé. Ronan de Calan, maître de conférences en philosophie des sciences à Paris-I : « On attendrait d’un sociologue qu’il se contentât d’un discours pessimiste sur le monde ; qu’il produisît un discours tellement théorique que sa force politique fût désactivée. Pensez à d’autres intellectuels radicaux : leurs discours peuvent être violents, mais, comme ils restent à distance de leurs objets, ils ne les affectent pas. Bourdieu, lui, se décrit comme entrant « par la cuisine ». »

Tandis qu’un consensus proréforme s’installait parmi les intellectuels hexagonaux, Bourdieu soutenait passionnément les grèves. Ici et là, il était violemment stigmatisé. Pendant qu’Alain Touraine déclamait contre « les dérives de l’ultragauche », Alain Minc, Jean-Marie Colombani ou Françoise Giroud tombaient à bras raccourcis sur le mandarin « rouge ». Bourdieu se trouva alors d’autant plus isolé que, n’étant proche d’aucun parti, il semblait faire montre d’une intransigeance absolue. Pourtant, il cherchait d’autres appuis en Europe, rencontrait le philosophe Axel Honneth ou le romancier Günter Grass, et appelait les intellectuels à se fédérer.

Le journalisme inculpé

Cette même année 1995, haï de toute part, l’homme public se doublait en Bourdieu d’un infatigable éditeur. Il lançait sa propre maison d’édition, Raisons d’agir, afin de populariser les sciences sociales. Complétant Actes de la recherche en sciences sociales (revue créée par lui en 1975, devenue une référence mondiale), et la collection Le Sens commun au Seuil, les ouvrages destinés au grand public devaient être, à ses yeux, une autre manière d’intervention.

Le succès fut immédiat : Sur la télévision se vendit à 140 000 exemplaires en un an, les Nouveaux Chiens de garde, de Pierre Serge Halimi (1997), à 100 000 exemplaires en six mois. Ces brûlots ironiques défiaient le pouvoir médiatique au coeur. De Laurent Joffrin à Alain Finkielkraut, la sainte alliance se réalisait à l’instant contre Bourdieu et les bourdieusiens.

Sa propension à interroger toutes les conditions du discours, d’ailleurs appuyée sur un solide socle théorique (Ce que parler veut dire, Fayard, 1982), allait encore théâtralement détériorer les rapports de Bourdieu avec les journalistes. Dans Sur la télévision, celui-là montre en effet que les « exigences médiatiques » réduisent drastiquement les « champs de production culturelle ».

En clair : elles détruisent la culture. Dans l’Emprise du journalisme, il utilise sa théorie des champs pour mettre au jour les conditions sociales de toute interview. Pour lui, les questions d’un journaliste sont saturées des valeurs et des représentations attachées au champ médiatique : elles sont biaisées par définition, parce qu’elles sont déjà déterminées (manque de temps, contrainte d’espace...). Cette analyse a été reçue comme une dénonciation de la profession. « A mon avis, risque Ronan de Calan, son erreur est d’avoir généralisé son attaque, au lieu de se choisir des adversaires particuliers. Il a fini par donner l’impression d’une inculpation collective. »

Rupture ou fidélité

Mais les éditocrates furent loin d’être les seuls à se déchaîner contre Bourdieu : son héritage semble brûler les mains à une partie de ses anciens disciples, qui s’en délestent dans des critiques d’une violence inouïe. Jeannine Verdès-Leroux, dans le Savant et la politique (Grasset, 1998), ou encore Nathalie Heinich dans Pourquoi Bourdieu (Gallimard, 2007) ont voulu rompre avec le maître, vivant ou mort.
En cause ? « Elles ont trouvé insupportable sa sortie de la neutralité scientifique, remarque Ronan de Calan. Pourtant, Weber nous avait prévenus ! Dans notre nouveau contexte de " polythéisme des valeurs ", le savant doit défendre la valeur de la science, ou de la vérité - mais cette valeur est tout sauf neutre : elle est radicale, et donc incompatible avec la politique du juste milieu. »

Plus modérés, de célèbres sociologues comme Luc Boltanski ou Bernard Lahire se sont, chacun à leur manière, approprié la théorie, mais l’un en renonçant à la notion de la domination, et l’autre en se ménageant une rupture théorique. « D’une certaine manière, non sans raison, ce dernier a tenté d’assouplir Bourdieu : à l’habitus monolithique de celui-là, il oppose l’individu pluriel auquel il attribue la capacité de faire une chose... et son contraire », résume Louis Pinto, qui s’estime, lui, un disciple heureux. Autant dire que Bourdieu n’est pas près de se faire oublier. Comme il le déclarait à un autre de ses proches, Didier Eribon : « Qu’ils ne se réjouissent pas trop vite ! Je n’ai pas fini de les faire chier ! »

Par Maxime Rovere source Marianne le 22/01/ 2012

Transmis par Linsay


A lire :

Pierre Bourdieu et la théorie du monde social, de Louis Pinto, Points-Seuil essais, 252 p., 7,50 €.

La Force du social. Enquête philosophique sur la sociologie des pratiques, de Claude Gautier, Cerf, 464 p., 30 €.

Pierre Bourdieu. Quand l’intelligence entrait enfin en politique ! 1982-2002, de Jean Baudouin, Cerf, 128 p., 14 €.

Inédits de Bourdieu en librairies :

C’est d’abord une sorte de grande méditation publique. Pendant les trois années de son cours Sur l’Etat au Collège de France, entre 1989 et 1992, Bourdieu n’a pas voulu exposer une théorie. Il a courageusement exploré une hypothèse, assez osée : et si l’Etat... n’existait pas ? Si l’idée d’un principe de gouvernement orienté vers le bien commun n’était qu’une illusion ?
A question embarrassante, réponse pragmatique : reprenant ses études de terrain et relisant les auteurs ayant pensé la genèse sociologique de l’Etat, Bourdieu se met à traquer celui-là dans toutes sortes de situations. Depuis la manière de compter le temps jusqu’à la rhétorique des discours, le sociologue retrouve, dans le puzzle de notre quotidien, les pièces hétérogènes qui nous font accepter l’ordre social tel qu’il est - tout simplement parce que nous croyons à son évidence. L’Etat serait ainsi ni plus ni moins qu’une « entité théologique, c’est-à-dire une entité qui existe par la croyance ».

Tendez l’oreille, par exemple, aux entretiens entre agents immobiliers et acheteurs potentiels : là où nous voyons un vendeur et un possible acheteur, le sociologue décèle chez le premier un évaluateur social. Combien d’argent valez-vous ? Quelle est approximativement votre place dans la société ?
Bourdieu conclue ainsi :
« Cette négociation s’achèvera ou pas par un contrat que j’ai intitulé un " contrat sous contrainte ", car la carte est forcée et les gens croient négocier alors qu’en réalité les jeux sont faits d’avance.
Ainsi, ce qui semble être une transaction « privée », abandonnée au jeu du libre-échange, est en réalité le moment où se met en place un jeu social truqué. Or, définir les règles du jeu est un travail de l’Etat. Ce type de procédures permet de faire exister l’Etat comme une sorte de nébuleuse qui n’agit pas par elle-même, mais fonctionne comme un " champ ", « c’est-à-dire un espace structuré selon des oppositions liées à des intérêts différents. »

Vingt ans après avoir donné ces cours, alors que les institutions sont aujourd’hui soumises à de nouvelles « cures d’austérité », Bourdieu nous aide à penser autrement le clivage entre l’appareil bureaucratique et les marchés. Car, si l’Etat a le devoir de réguler, c’est que les règles des marchés font tout simplement partie de ses attributions, et que les laisser faire, c’est tout simplement garantir la domination des riches.
Il faut donc cesser d’opposer la régulation et le marché, la société civile et le maintien de l’ordre. Pulvérisant une à une les dichotomies qui appauvrissent la vie et la réflexion politiques, Bourdieu pointe des directions qu’aucun dirigeant n’a su prendre, ni même penser. Et le savant de conclure : « En réalité, le travail commence là où je m’arrête. »

Sur l’Etat. Cours au Collège de France (1989-1992), de Pierre Bourdieu, Seuil, 670 p., 29 €.

A signaler aussi : la remise en vente de ses principaux livres parus au Seuil.



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur