LA PUISSANCE DU COMMUNISME (III)

dimanche 22 août 2010
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III. LA QUESTION DE LA POSSIBILITE DU COMMUNISME.

Mais il ne suffit pas de démontrer la nécessité, l’urgence même, du communisme pour mettre fin à la catastrophe écologique, socio-économique, politique et symbolique que constitue le capitalisme pour l’humanité. Il ne suffit pas, en un mot, de démontrer que le communisme est (hautement) souhaitable. Il faut encore examiner s’il est possible ; autrement dit, si, dans quelle mesure, sous quelles formes le capitalisme contemporain en crée les conditions de possibilité, tant objectivement que subjectivement.

Question à laquelle il ne me paraît pas possible de répondre de manière simple et unilatérale, tant le développement capitaliste apparaît contradictoire, sous ce rapport comme sous bien d’autres. Autrement dit, ce développement crée actuellement certaines des conditions de possibilité du communisme, certaines des conditions de sa réalisation ; et, simultanément et contradictoirement, il détruit, compromet, certaines autres de ses conditions, faisant ainsi directement obstacle à la réalisation du communisme. Plus précisément, et ce sera ma thèse ou du moins mon fil conducteur, le capitalisme contemporain a fait mûrir les conditions objectives du communisme ; tandis que, à l’inverse, il a compromis et dégradé ses conditions subjectives. Toute la question étant de savoir jusqu’à quel point...

A) L’état des conditions objectives.

Nous avons vu que Marx attribuait au capitalisme deux vertus majeures du point de vue de la production des conditions objectives du communisme : le développement des forces productives et la socialisation de la société. Sur ce point-là au moins, il ne s’est pas trompé : le capitalisme a bien développé le forces productives de la société, tout en la socialisant, mais à chaque fois sous des formes contradictoires.

1. Le développement des forces productives.

a) En prenant pour indice global et synthétique de ce développement les progrès de
la productivité moyenne du travail social, il paraît incontestable que les forces productives de la société n’aient cessé de se développer tout au long de l’histoire du capitalisme. Quoique de manière fort inégale, à la fois spatialement (selon la position des différentes formations sociales dans la division internationale du travail et les rapports impérialistes à laquelle elle donne lieu) et temporellement (selon les différents stades et phases de son histoire). Ce développement a été notamment rendu possible, comme Marx l’avait d’ailleurs prévu, grâce à l’application méthodique des progrès scientifiques (progrès dans la connaissance des lois de la nature) aux procédés de production, grâce à leur matérialisation sous forme de moyens de travail de plus en plus performants. Avec tout ce que cela implique d’extension et d’intensification de l’exploitation de la force de travail et de réalisation de ce que Marx a appelé la « domination réelle du capital sur le travail » : son appropriation du procès de travail aux exigences de sa production et de sa reproduction comme valeur en procès.

De ce point de vue, on peut même caractériser la phase actuelle du développement capitaliste comme celle où, du moins dans les formations centrales, grâce au développement de l’automation des procès de travail, le capital parvient à parachever totalement ce processus, en se rendant aussi indépendant que possible du travail salarié. Non seulement en utilisant constamment une quantité décroissante de travail vivant ; mais encore en réduisant qualitativement ce travail (du moins ceux des producteurs directs, des travailleurs immédiats) à de simples fonctions de pilotage et de surveillance des procès de travail automatisés. Si bien que le volume de la richesse sociale semble n’avoir plus de rapport immédiat avec la quantité de travail vivant dépensé pour la produire, dans la mesure où sa production est essentiellement l’effet du travail mort.

« La richesse réelle se développe maintenant, d’une part, grâce à l’énorme disproportion entre le temps de travail utilisé et son produit et, d’autre part, grâce à la disproportion qualitative entre le travail, réduit à une pure abstraction, et la puissance du procès de production qu’il surveille : c’est ce que nous révèle la grande industrie. »
Cette remarque de Marx, déjà vraie de son temps, se vérifie aujourd’hui à un degré bien plus grand encore. En un mot, le capital est en train d’accumuler les conditions de la fin du travail, forme et objectif du communisme.

b) Ce faisant, le capital tend cependant à se détruire lui-même. En effet, comme Marx n’a cessé de le répéter, il ne peut exister comme capital (comme valeur en procès) que par la médiation de l’exploitation de forces de travail, de travail vivant. En réduisant sans cesse la masse de ce dernier, il fait par conséquent chuter le taux de profit, tout en dressant constamment une barrière sur la voie de la réalisation de ses propres produits-marchandises, puisqu’il réduit d’autant la capacité de consommation (improductive) de la société en réduisant le volume du travail vivant employé (partant le nombre des travailleurs salariés).

Bien plus même, ce faisant, le capital crée les conditions de la fin de l’économique. La valeur comme forme du produit du travail social et la loi de la valeur comme mesure de ce produit, réglant production, sa circulation et sa répartition, sont tendanciellement détruites par le développement de l’automatisation qui rend le volume de la richesse sociale de plus en plus indépendant de la quantité de travail vivant employé à la produire. C’est d’ailleurs exactement ce que Marx avait prévu dans un passage prophétique des Grundrisse :

« Le capital est une contradiction en procès : d’une part, il pousse à la réduction du temps de travail à un minimum, et d’autre part il pose le temps de travail comme la seule source et la seule mesure de la richesse (...) D’une part, il éveille toutes les forces productives de la science et de la nature ainsi que celles de la coopération et de la circulation sociales, afin de rendre la création de richesse indépendante (relativement) du temps de travail utilisé par elle. D’autre part, il prétend mesurer les gigantesques forces sociales ainsi créées d’après l’étalon du temps de travail, et les enserrer dans les limites étroites, nécessaires au maintien, en tant que valeur, de la valeur déjà produite. »

Autrement dit, le développement qualitatif et quantitatif des forces productives, auquel procède contradictoirement le capital, ne compromet pas seulement ce dernier en tant que valeur en procès, il compromet plus radicalement encore la valeur elle-même comme forme sociale de la valeur d’usage (de la richesse sociale) et la loi de la valeur comme loi de la production sociale. Il fait ainsi apparaître que la véritable richesse sociale n’est pas la valeur mais la valeur d’usage (l’abondance matérielle), et que la véritable mesure de cette richesse n’est pas le temps de travail socialement nécessaire mais au contraire la réduction du temps de travail nécessaire, la libération de l’homme à l’égard du travail, le développement du temps libre : du temps libéré de la nécessité naturelle et de la contrainte sociale du travail.

Ce qui s’esquisse ainsi très concrètement, c’est à la fois la possibilité de la fin du travail : d’une réduction substantielle de la durée du travail qui n’en ferait plus qu’une activité secondaire et annexe dans la vie de chacun ; et surtout la possibilité d’organiser la production sociale non plus en fonction de la nécessité abstraite de valoriser le capital, donc en définitive d’accroître le travail mort déjà accumulé, mais tout simplement en fonction de l’exigence de satisfaire les besoins sociaux tels qu’ils seront définis par des producteurs associés rendus maîtres de leurs moyens de production.

c) Ainsi le développement des forces productives revêt nécessairement une forme contradictoire au sein du capitalisme. Car si, d’une part, il est directement commandé par les impératifs de la production et de la reproduction du capital ; d’autre part et inversement, il les compromet dans ses bases mêmes, en tendant à faire éclater les catégories économiques elles-mêmes (valeur, loi de la valeur, procès de valorisation, etc.).

Cela explique pourquoi, aujourd’hui, le capital, tout en développant l’automatisation des procès de travail, est obligé d’en différer les effets. Les différer dans le temps, bien évidemment, en ralentissant la substitution des procès de travail automatisés aux anciens procès mécanisés, ou en ne les automatisant qu’en partie. Au delà des limites que dresse le coût important des équipements productifs automatisés, on tient là la raison essentielle du fait que la diffusion de ces équipements ne soit pas plus rapide encore que ce que l’on observe.

Mais aussi et surtout les différer dans l’espace. Il s’agit de maintenir, à côté de secteurs et de branches plus ou moins fortement automatisées, à haute composition organique du capital (mesurée par le rapport du capital constant au capital variable, soit en définitive par le rapport du travail mort au travail vivant), employant une faible quantité de main-d’oeuvre salariée, donc dégageant peu de surtravail (de plus-value), des secteurs et des branches non automatisés (fordistes voire pré-fordistes), à basse composition organique du capital, employant une forte quantité de main-d’oeuvre, dégageant par conséquent beaucoup de surtravail. Car, grâce à la peréquation des taux de profit qui se réalise à travers le système des prix de marché, les seconds secteurs peuvent servir à valoriser les premiers. C’est pourquoi, par delà les raisons d’ordre technique ou financier, l’automation ne peut être conduite en régime capitaliste, et qui plus est poussée à bout, que dans les secteurs à structure monopolistique ou oligopolistique qui, par le biais du système des prix, peuvent s’assurer une ponction de plus-value (analogue en ce sens à une rente de situation) sur d’autres secteurs.

Le maintien et l’aggravation des inégalités de développement entre secteurs et branches de la production est donc une condition sine qua non du développement de l’automation en régime capitaliste, pour pallier les effets destructeurs de celle-ci sur la valorisation du capital (le taux de profit) et, plus fondamentalement, sur la loi de la valeur. Or les inégalités de développement s’inscrivent nécessairement dans des structures spatiales, dans des inégalités entre régions, entre nations, entre continents. Aussi le développement de l’automation dans les formations capitalistes développées doit-il nécessairement se coupler avec la nouvelle division transnationale du travail, les délocalisations industrielles en direction de l’Est ou du Sud, l’industrialisation d’une partie du ci-devant Tiers Monde, la montée en puissance des « nouveaux pays industriels » ; mais aussi avec le processus d’intégration de nouveaux ensemble régionaux (UE certes, mais aussi « marché commun » nord-américain groupant les USA, le Canada et le Mexique, Mercosur sud-américain, intégration rapide de l’Asie du Sud-Est autour du Japon et des « dragons » coréens et taïwanais) qui réunissent, à chaque fois, au sein d’un marché plus ou moins unifié, des zones très inégalement développées, entre lesquelles peuvent pleinement jouer les effets du développement inégal.

2. La socialisation de la société.

Le capitalisme contemporain poursuit et amplifie l’oeuvre de socialisation de la société que Marx avait déjà relevé de son temps comme un trait caractéristique du mode capitaliste de production ; de même que comme une des conditions objectives de possibilité de passage au communisme. Dans cette perspective, trois dimensions de cette socialisation doivent tout particulièrement retenir notre attention. Là encore, aucune d’elles ne va sans contradiction.

a) La première est, bien évidemment, la mondialisation. Mondialisation non seulement économique (mondialisation des rapports de production, des modes de produire, d’échanger, de consommer, etc.) ; mais encore mondialisation politique (mondialisation des enjeux politiques : cf. ce qui a été dit plus haut à propos des catastrophes écologique et socio-économique) ; et même mondialisation culturelle (confrontation universelle des manières de vivre, de penser, de sentir, etc.). Il est évident que la première, par conséquent la constitution du marché mondial, est le moteur des deux autres. En constituant et en développant le marché mondial, le capitalisme jette les bases objectives de cette unification de l’humanité que requiert le communisme. Que ce soit en homogénéisant normes de production et normes de consommation, modes de vie et modes de penser, régimes politiques et référentiels culturels, il arrache les hommes à leurs particularismes locaux hérités de la nature et de l’histoire et tissent entre eux mille liens qui les rendent mutuellement dépendants et solidaires.

Que ce processus n’aille pas sans résistance et limites, ni sans contradictions, puisque l’homogénéisation planétaire s’accompagne de la persistance de phénomènes de fragmentation (en Etats-nations) et de hiérarchisation (domination impérialiste) ; qu’il se produise sous des formes telles qu’il est encore davantage vécu comme une perte (notamment d’identité) plutôt que comme un gain, donnant ainsi lieu à des crispations identitaires dont la renaissance des nationalismes comme le développement des intégrismes religieux sont autant de symptômes ; cela ne l’empêche pas de se développer inexorablement et, avec lui, la prise de conscience du commun destin qui lie désormais tous les hommes. Et c’est jusque par l’universelle menace de destruction qu’il brandit avec la crise écologique que le capitalisme renforce cette prise de conscience.

b) La seconde dimension de la socialisation de la société à laquelle il convient de porter attention, parce qu’elle présente un intérêt particulier du point de vue de la réalisation des conditions du communisme, est, à l’inverse de la précédente, la localisation. J’entends par là à la fois :

- la tendance croissante à localiser la gestion politique des problèmes écologiques, économiques, sociaux, culturels nés du développement du capitaliste ; à les faire traiter par les instances périphériques (municipales, cantonales, départementales, provinciales, régionales) plutôt que centrales des appareils d’Etat ;

- la tendance à associer à cette gestion, de multiples manières, différents acteurs de la société civile (organisations syndicales, mouvements associatifs, organisations citoyennes, etc.) ;

- la tendance en définitive à « territorialiser » (à inscrire dans/ sur un territoire limité : une agglomération, un réseau d’agglomérations, une région) les enjeux politiques, en faisant du territoire le lieu de la synthèse des multiples déterminations de la pratique sociale et de leur maîtrise par les agents sociaux.

Or, si le communisme signifie l’auto-gouvernement des travailleurs et, par travers eux, de la société, il est indissociable d’une structure fédéraliste du pouvoir politique, impliquant aussi bien une décentralisation maximale de ce dernier qu’un rapprochement maximal des lieux de décision et de gestion des lieux d’émergence et d’expression des problèmes à gérer. Cela exige par exemple, sur le plan économique, de privilégier ou construire des synergies entre unités de production les plus proches possible les unes des autres. C’est la condition de la maîtrise par les producteurs associés du procès de production, au delà du champ immédiat de leurs unités productives respectives.

Dans cette perspective, la tendance actuelle de la socialisation capitaliste à la localisation peut être considérée comme favorable au mûrissement des conditions du communisme. A condition toutefois de ne pas céder aux tentations et aux illusions du localisme : de ne pas s’enfermer dans le local, de toujours restituer le local dans le contexte englobant de la mondialisation, en saisissant le rapport qui les lie et le co-produit. Bref, à la condition, pour reprendre un slogan des Grünen allemands dans leur phase contestataire, de « penser globalement tout en agissant localement », d’assumer les enjeux macro-politiques au sein même des micro-pratiques quotidiennes, condition d’un autogouvernement de la société.

c) La socialisation contemporaine de la société présente enfin une troisième dimension à laquelle il convient de porter attention : il s’agit de la socialisation de l’information et du savoir (il ne faut cependant pas confondre les deux, en réduisant le second au premier). Cette socialisation s’opère par la scolarisation de masse, le développement des moyens de communication de masse, l’extension et l’interconnexion des réseaux de communication télématiques, dont l’Internet est aujourd’hui l’exemple phare. A travers ces médiations, s’affirment et se confortent tout autant la capacité subjective d’appréhender la plupart des problèmes politiques que la capacité objective d’en discuter et de les traiter au sein de réseaux fédérant de petits groupes ayant charge de pratiques sociales beaucoup plus limitées.

Ce qui se dessine ici, du même coup, ce sont les conditions objectives d’une socialisation du pouvoir politique, qui est elle aussi une dimension du communisme. Mais, là encore, à condition d’arracher le contrôle de mettre ces médiations de l’information, du savoir et du pouvoir au service des individus, de leur développement personnel comme de l’exercice collectif de leur citoyenneté. Ce qui implique de les mettre à l’abri de l’emprise qu’exercent d’ores et déjà sur eux ou que cherchent à leur imposer capitaux privés aussi bien qu’appareils d’Etat. A condition aussi de parvenir à maîtriser les effets de déstructuration symbolique dont certains de ces moyens (je pense en particulier à l’Internet) peuvent favoriser, en ce faisant les vecteurs de cette « foire du sens » que j’évoquais plus haut.

B) L’état des conditions subjectives.

On peut ainsi porter un jugement « globalement positif » et optimiste sur le devenir du capitalisme, en tant qu’il continue à faire mûrir (bien que contradictoirement) les conditions objectives du communisme. Par contre, ce même développement inspire un jugement « globalement négatif » quant à la manière dont il fait évoluer les conditions subjectives du communisme, qu’il a tendance à dégrader et à compromettre.

Car ce qui manque aujourd’hui pour exploiter les conditions objectives de possibilité de transition au communisme que recèle le capitalisme, c’est sa principale condition subjective, son moment subjectif : la volonté du communisme, les luttes pour sa réalisation. C’est essentiellement le sujet de la construction du communisme qui fait défaut : en un mot, le prolétariat comme sujet révolutionnaire.

En fait, le prolétariat ne figure plus aujourd’hui, au moins apparemment, que comme un classe défaite et privée de toute perspective historique. A tel point qu’il ne semble plus possible d’en parler comme d’un sujet politique : comme d’une classe capable d’infléchir le cours de la dynamique historique ; encore moins d’un sujet révolutionnaire : d’une classe capable de renverser le cours de l’histoire, d’ouvrir une bifurcation ou une brèche dans ce cours, de créer un monde nouveau, le communisme en l’occurrence.

1. Une classe défaite.

Faisons le compte des défaites politiques majeures essuyées par le prolétariat mondial au cours des seules dernières décennies (sans même vouloir revenir sur des défaites antérieures qui continuent à peser de leur poids). On peut essentiellement en retenir deux.

a) L’écroulement de ces deux principaux modèles politiques, qui en fait désormais une classe orpheline. Il s’agit :
- d’une part, du soi-disant « socialisme réel », discrédité en tant que modèle (par son totalitarisme étatique et son inefficacité économique) avant même de s’écrouler et de se dissoudre en tant que réalité ;
- d’autre part, du réformisme social-démocrate, qui est progressivement apparu pour ce qu’il est, à savoir une simple modalité de la domination du capital, incapable de préparer l’avènement d’un au-delà du capitalisme. Incapable surtout de proposer une stratégie de sortie de la crise multiforme dans laquelle est engagé la capitalisme depuis un quart de siècle ; incapable de répliquer à l’offensive néo-libérale, en dépit des attaques de plus en plus brutales contre les travailleurs - je vais y revenir dans un moment.

Comme j’ai eu l’occasion de montrer par ailleurs en détail, ces deux modèles procèdent en fait d’une même matrice, ils ont une même origine et un même fondement. Réformisme social-démocrate et « socialisme d’Etat » dérivent d’un même modèle du mouvement ouvrier, celui qui a pris naissance en Europe occidentale à la fin du siècle dernier et qui s’est progressivement universalisé à partir de son berceau historique, et que j’ai appelé le modèle social-démocrate du mouvement ouvrier (en me référant à ce que ce que « social-démocrate » a signifié entre 1890 et 1914, précisément dans la phase de constitution de ce modèle). Ses principales caractéristiques en étaient :

- Sa stratégie étatiste, faisant de l’Etat la fin et le moyen de la lutte d’émancipation du prolétariat. Sa formule clé : se libérer du capitalisme par l’Etat en libérant l’Etat du capitalisme, impliquant un fétichisme de l’Etat et de la médiation politique en général.
- Ses formes organisationnelles : le privilège donné au parti, comme instrument de conquête et d’exercice du pouvoir d’Etat, sur les syndicats, les mouvements coopératifs et mutualistes et sur les mouvements associatifs.
- Ses valeurs idéologiques, radicalisation de l’héritage des Lumières, donc de la pensée bourgeoise dans sa pointe la plus radicale : humanisme, rationalisme, scientisme, messianisme révolutionnaire, élitisme politique, étatisme.

Il ne peut pas être question ici de dresser un bilan de presqu’un siècle d’hégémonie de ce modèle sur le mouvement ouvrier international. Bilan qui comprendrait aussi sa part d’actif à côté de son incontestable et lourd passif (dont l’élément le plus manifeste est évidemment le poids écrasant du stalinisme). D’ailleurs, il est peut-être encore trop tôt pour dresser un pareil bilan ; l’indispensable recul historique nous faire encore défaut.

Ce qu’il importe ici de noter, c’est l’actuel épuisement historique de ce modèle, qui l’a fait entrer, au cours des deux dernières décennies, dans un processus de crise finale, dont les symptômes les plus nets sont son incapacité à faire face tant à la crise actuelle du capitalisme et à l’offensive néo-libérale à laquelle elle a donné lieu ; que, plus généralement, aux différents défis que le devenir actuel du capitalisme lance au mouvement ouvrier et au prolétariat en tant que classe (je vais revenir de suite sur ces deux points). De ce fait, c’est aussi l’ensemble des éléments de ce modèle qui se trouvent aujourd’hui ébranlés et discrédités à travers l’écroulement des deux modèles précédents. Et donc tout l’héritage politique d’un siècle de luttes ouvrières qui se trouve remis en question.

b) L’incapacité de faire face à l’offensive néo-libérale. Cette offensive a été lancée par les gouvernements britannique (Thatcher) et américain (Reagan) à l’aube des années 80, rapidement suivis par la quasi-totalité des gouvernements occidentaux. Objectif de cette offensive : trouver une issue à la crise du fordisme, c’est-à-dire du mode de développement suivi par le capitalisme occidental depuis la fin de la seconde guerre mondiale, crise ouverte depuis le milieu des années 1970, en faisant « payer la crise aux travailleurs ».

Même si les politiques néo-libérales n’ont que partiellement atteint leurs objectifs, elles ont provoqué, au Nord comme au Sud, une remise en cause d’une partie des acquis économiques et sociaux des travailleurs, la chute de dizaines de millions d’entre eux dans le chômage, la précarité, la pauvreté et en définitive la misère, tandis que simultanément s’accumulaient, en quelques années, des fortunes colossales fondées notamment sur la spéculation boursière. L’aggravation des inégalités sociales a été considérable au cours de ces deux décennies de politiques néo-libérales, au Nord comme au Sud.

Or, non seulement le mouvement ouvrier, prisonnier de son modèle social-démocrate, n’est pas parvenu à s’opposer au développement de ces politiques, mais certains de ses éléments (en particulier la plupart des partis social-démocrates européens) s’y sont ralliés, en ont été les acteurs. Si bien qu’à proprement parler on ne peut même plus les considérer comme des partis social-démocrates, ce sont tout au plus des partis social-libéraux.

C’est que la rupture du compromis fordiste, à l’initiative des politiques néo-libérales, a pris ce mouvement de cours. Elle l’a simultanément déboussolé, en rendant caduque sa stratégie privilégiant la conquête et l’exercice du pouvoir d’Etat dans le cadre national ; et déstabilisé, en bouleversant le cadre institutionnel dans lequel il s’était moulé depuis la fin de la seconde guerre mondiale, en y jouant un rôle médiateur fondamental entre le capital et le travail. Il s’est ainsi trouvé incapable de faire face à la remise en cause, par ces mêmes politiques libérales, des acquis sociaux antérieurs, laissant sa propre base sociale sans perspective ni ressort face à la montée du chômage et de la précarité, face à la baisse du pouvoir d’achat et à la misère, face au démantèlement des systèmes publics de la protection sociale.

2. Un prolétariat sans perspective.

La crise que connaît aujourd’hui le mouvement ouvrier et, à travers lui, le prolétariat comme force sociale (potentiellement) révolutionnaire, ne se mesure pas seulement aux défaites récentes qu’il a subies ; mais encore et plus fondamentalement à son incapacité à affronter et relever certains défis du présent et de l’avenir. Ce qui le laisse littéralement parlant sans perspective.

Ces défis sont directement liés aux processus générateurs des différentes catastrophes sur lesquelles a débouché le devenir récent du capitalisme et que j’ai analysées plus haut. Facteurs de crise du capitalisme, ces catastrophes n’en sont donc pas moins autant de facteurs de crise du mouvement ouvrier.

a) La crise écologique. Pour l’instant, le mouvement ouvrier a été largement incapable d’y faire face, voire tout simplement d’en prendre la mesure, en l’intégrant dans son horizon, autrement dit dans sa problématique et son programme. Il faut ici incriminer son productivisme, voire avec son industrialisme, qui fait partie intégrante de son héritage social-démocrate.

Le mouvement ouvrier s’est en effet largement associé, jusqu’à présent, au productivisme capitaliste. Pour des raisons faciles à comprendre : ce productivisme garantissait à la fois la croissance numérique de ses troupes, en grossissant les rangs du prolétariat, et la croissance économique, synonyme d’une augmentation du niveau de vie et d’une amélioration des conditions de vie du prolétariat, grâce au partage des gains de productivité entre salaires et profits. Ce productivisme était par ailleurs renforcé par la culture social-démocrate du mouvement ouvrier, conjuguant économisme et scientisme, vouant par conséquent un véritable culte au développement des forces productives de type industriel, associé à la figure fétichiste du progrès.

Désormais, dans le contexte d’une crise écologique allant s’approfondissant, le mouvement ouvrier ne peut plus abandonner à la bourgeoisie le soin de gérer la croissance des forces productives, en se contentant de faire pression sur elle pour obtenir une plus juste répartition des fruits de cette croissance, pour rééquilibrer au profit des travailleurs le partage du produit net. Le mouvement ouvrier doit aujourd’hui se mettre en situation de peser sur les orientations du procès social de production, autrement dit sur les buts qui sont assignés à l’acte social de travail dans sa globalité, sur l’usage qui est fait des forces productives de la société dans leur ensemble. Son objectif doit être d’arracher les forces productives à la « logique productiviste » que leur imposent les rapports capitalistes de production, et ce dès avant l’expropriation de la bourgeoisie.

b) La crise socio-économique. Celle-ci ne se traduit pas seulement par une aggravation globale des conditions de travail et d’existence des travailleurs, de ceux qui sont encore employés par le capital comme de ceux qui sont rejetés par lui dans l’oisiveté forcée de la « surpopulation relative ». Elle se traduit aussi et surtout par de profondes transformations dans la composition socio-économique du prolétariat, qui mettent à mal son unité en tant que « classe en soi » (l’homogénéité de ses conditions objectives et subjectives d’existence) et rendent encore un peu plus difficile son unification en tant que « classe pour soi » (son organisation syndicale et politique, son identification à une orientation politique et à un programme exprimant ses intérêts historiques).

Pour m’en tenir à la seule situation du prolétariat dans les formations capitalistes développées (les formations centrales), on peut désormais y repérer trois grands ensembles :
- Les travailleurs « stables », qui se voient garantir leur emploi, la croissance ou du moins le maintien à niveau de leur salaire, une négociation collective de leurs conditions de travail, une protection et une expression syndicales, des possibilités plus ou moins étendues de « carrière » et de promotion sociale dans l’entreprise ou la société en général, etc. Cependant, au fur et à mesure où la crise se prolonge, non seulement ce noyau de travailleurs stables tend à se rétrécir ; mais encore leurs « garanties » tendent à se restreindre. Surtout, la capacité de ce noyau de travail stable de s’organiser et de s’opposer au capital se trouve compromise tout à la fois par la flexibilité grandissante du temps de travail qui lui est imposée ; et par les politiques méthodiques d’individualisation du rapport salarial développées par le patronat et le gouvernement ; mais aussi par les réactions corporatistes que sa situation relativement privilégiée (par rapport à celle des autres catégories de travailleurs) favorise en son sein (cf. infra).

- Les exclus du travail, voire du marché du travail tout court, que la crise jettent durablement ou même définitivement sur le pavé (c’est le cas notamment des travailleurs âgés ou des travailleurs peu qualifiés des secteurs en déclin) ou auxquels elle interdit tout simplement de pénétrer dans la vie active (c’est le cas notamment des jeunes les moins qualifiés). Les uns et les autres sont donc voués au chômage de longue durée, donc à l’assistanat, entrecoupé de divers stages, avec au bout du compte, pour un nombre croissant d’entre eux, la plongée dans la pauvreté et la misère.

- Entre ces deux pôles, la masse flottante des travailleurs précarisés, au sein de laquelle il convient de distinguer différentes catégories, par ordre de précarité croissante :
- les travailleurs des entreprises opérant en sous-traitance et en régie, généralement des petites et moyennes entreprises, soumis au rythme irrégulier et imprévisible des commandes des entreprises donneuses d’ordre, plus sensibles aux fluctuations économiques, jouant le rôle d’« édredon » amortissant les à-coups du procès d’accumulation pour les entreprises donneuses d’ordre ;
- les travailleurs à temps partiel, que le temps partiel soit choisi ou imposé, par définition mal intégrés au collectif de travail de leur entreprise, et ne bénéficiant pas toujours des avantages sociaux réservés aux travailleurs « stables » à plein temps ;
- les travailleurs temporaires, travailleurs intérimaires ou travailleurs placés sous contrat à durée déterminée (CDD), qui n’ont donc aucune garantie d’emploi permanent (on peut leur annexer les vacataires et auxiliaires des administrations et des services publics) ;
- les stagiaires, essentiellement des jeunes mais aussi de plus en plus des travailleurs âgés, « bénéficiant » des multiples formules de stage (d’insertion, de qualification, d’adaptation, de reconversion, etc.) que les gouvernements multiplient, moins pour lutter contre le chômage que pour le masquer ou en prévenir les risques sociaux et politiques ;
- enfin, au comble de la précarité, les travailleurs de « l’économie souterraine » qui tentent d’échapper au chômage en travaillant « au noir » (en étant d’ailleurs fréquemment placés en situation de sous-traitance par rapport à l’économie officielle), ou en se livrant à la petite production marchande (essentiellement dans le secteur des services rendus aux particuliers), quand ils ne sont pas purement et simplement contraints de vivre de divers trafics illégaux.

Ces différentes catégories de travailleurs subissent en commun une précarité d’emploi et donc de revenu ; une dérèglementation plus ou moins poussée de leurs conditions juridiques d’emploi et de travail (par rapport aux normes légales ou conventionnelles) ; des acquis et des droits sociaux en régression ; souvent l’absence de tout avantage conventionnel ; la plupart du temps l’absence de toute protection et expression syndicales ; enfin une tendance à l’individualisation extrême du rapport salarial, jusqu’à placer certains d’entre eux aux marges du rapport salarial, dans une situation de travailleurs semi-indépendants.

Ce processus d’éclatement du prolétariat est d’autant plus grave que les trois ensembles précédents tendent à se couper les uns des autres et à se replier sur eux, sous l’effet de toute un série de mécanismes économiques, juridiques, sociaux et idéologiques. Ainsi, parmi les travailleurs « stables », on assiste au développement de réactions corporatistes à l’égard des travailleurs précaires et des chômeurs de longue durée, procédant de la volonté de préserver catégoriellement les positions acquises au détriment de l’unité de la classe. Par ailleurs, si, pour les jeunes diplômés, le travail précaire n’est souvent que transitoire et préparatoire à une insertion durable dans le travail, d’autres catégories de travailleurs (femmes, hommes âgés, jeunes dépourvus de formation) tendent au contraire à s’enfermer dans un cycle ininterrompu travail précaire/chômage ou inactivité/ travail précaire, voire à sortir de la précarité par le bas : en plongeant dans le chômage de longue durée. L’expérience montre enfin que, passée une certaine durée, le chômage provoque de véritables phénomènes d’exclusion et d’auto-exclusion à l’égard du marché du travail, ne serait-ce que du fait de la dévalorisation d’une qualification professionnelle déjà faible au départ. Les chômeurs de longue durée sont ainsi progressivement enfermés dans un véritable ghetto social et institutionnel.

Signalons de plus que toutes les études effectuées sur le développement du chômage et la précarité montrent que ceux-ci tendent à réactiver et renforcer les anciennes divisions et inégalités de statut au sein du prolétariat : ils frappent davantage les travailleurs non qualifiés que les travailleurs qualifiés, les femmes que les hommes, les travailleurs jeunes ou âgés que les travailleurs d’âge mûr, les étrangers que les nationaux.

Jusqu’à présent, tous les efforts déployés par le mouvement ouvrier pour lutter contre cet éclatement du prolétariat se sont montrés largement impuissants. En témoigne par exemple le peu de résultat des différentes tentatives menées notamment par le mouvement syndical pour organiser précaires et chômeurs. Il y a à ces échecs répétés des causes sérieuses. C’est que l’instabilité constitutionnelle des précaires et des chômeurs rend quasi impossible leur intégration dans des structures syndicales telles qu’une section d’entreprise ou même une fédération de branche. Le syndicalisme « vertical », privilégiant la dimension catégorielle et professionnelle, hérité de la tradition social-démocrate, se trouve ici totalement inadapté. Seul un syndicalisme à structures « horizontales », privilégiant la dimension interprofessionnelle, serait apte à organiser à la fois travailleurs permanents, précaires et chômeurs.

D’où l’isolement grandissant des dites organisations de plus en plus cantonnées au noyau des travailleurs statutaires, ceux qui précisément auraient le moins besoin d’être défendus. D’où aussi l’apparence que prend de plus en plus le mouvement syndical : celui d’une défense des « privilégiés », des « nantis ». Et les risques réels et redoublés de le voir verser dans le corporatisme.

c) La crise politique. Essentiellement occasionnée par la transnationalisation du capital, comme nous l’avons vu, elle affecte présentement le mouvement ouvrier à un double titre.

D’une part, parce qu’en invalidant le pouvoir des Etats nationaux, elle prive le mouvement ouvrier de son levier traditionnel de transformation politique. Pendant un bon siècle, le modèle social-démocrate du mouvement ouvrier a fait de l’Etat (de la conquête et de l’exercice du pouvoir d’Etat) le moyen obligé de sa lutte contre le capitalisme, que ce soit dans une perspective réformiste ou dans une perspective révolutionnaire. Or, la transnationalisation du capital rend désormais largement inopérante toute action politique qui se circonscrit au seul cadre national, parce que précisément elle tend à priver les Etats de leurs moyens d’action traditionnels sur leur formation nationale respective.

D’autre part, non seulement le cadre étatique-national n’offre plus une assise permettant de développer une stratégie anticapitaliste efficace ; mais encore et surtout, ce même cadre constitue désormais un obstacle direct à une pareille stratégie. L’enfermement du mouvement ouvrier dans le cadre national, son institutionalisation dans ce cadre, qui a pu garantir l’efficacité relative de ce mouvement tant que celui-ci pouvait s’appuyer sur l’appareil d’Etat pour transformer (réformer ou révolutionner) les rapports de production, devient au contraire, dans le cadre actuel de la transnationalisation un facteur d’affaiblissement et d’impuissance. Face à la transnationalisation du capital, face à la centralisation mondiale grandissante du capital industriel et bien plus encore financier, face à l’organisation transnationale de la classe dominante (au sein des réseaux et cartes des entreprises multinationales, des organisations transnationales du type de l’OMC, du FMI ou de la Banque Mondiale, etc.), c’est l’organisation transnationale du prolétariat qui devient aujourd’hui une nécessité vitale pour la poursuite de sa lutte de classe.

Et, de ce point de vue, on est actuellement très loin du compte. D’une part, les organisations internationales héritées du mouvement ouvrier qui subsistent (IIe Internationale social-démocrate, IVe Internationale trotskiste, Fédération Syndicale Mondiale, Confédération Européenne des Syndicats) n’ont le plus souvent d’international que le nom - sans vouloir même discuter leurs orientations respectives. Leurs congrès n’ont généralement aucun pouvoir de décision relativement aux actions menées par les différentes sections nationales, qui conservent donc une totale liberté stratégique. Et elles se présentent, de ce fait, comme des structures bureaucratiques encore plus coupées de la lutte de classe que leurs sections nationales, à tel point que les adhérents de ces dernières peuvent quelquefois en ignorer jusqu’à l’existence. Quant au fameux « internationalisme prolétarien », qui devrait en principe signifier la solidarité internationale des travailleurs, il a été tellement défiguré par les crimes staliniens auxquels il a servi de caution, qu’on ose à peine l’évoquer encore. Le prolétariat est donc actuellement à peu près désarmé pour faire face aux nouvelles conditions matérielles et institutionnelles de sa lutte de classe qui résultent de la transnationalisation du capital.

D’autre part, la tâche de son unification au niveau mondial est aujourd’hui d’une redoutable difficulté. Le prolétariat mondial se présente comme une réalité non moins contradictoire que l’espace de l’accumulation du capital au sein duquel il émerge, et dont il épouse la structure. Sans doute, l’internationalisation des marchés et plus encore celle de la production favorisent-elles, dans une certaine mesure, l’homogénéisation des différents rapports salariaux, permettant ainsi à certains éléments du prolétariat périphérique de se rapprocher des conditions de travail et d’existence du prolétariat central, et par là même de son expérience politique (pensons par exemple au Brésil ou à la Corée du sud). Mais, par ailleurs, cette tendance est contre-battue par la persistance des spécificités culturelles et politiques nationales, héritées de la nature et de l’histoire, et qui continuent à dresser de difficiles obstacles sur la voie de l’unification politique du prolétariat mondial. D’autant plus que, dans la mesure où la domination capitaliste en tire profit (dans tous les sens du terme), elle s’efforce de maintenir et même d’accentuer ces divisions nationales et régionales, dont j’ai rappelé plus haut qu’elle est une des conditions de la poursuite de l’accumulation dans les formations centrales (de la lutte contre la baisse tendancielle du taux de profit). Enfin, la division internationale du travail hiérarchise sévèrement les différents espaces économiques mondiaux, les met en concurrence et peut, dans certains cas, rendre contradictoires les intérêts immédiats de différentes parties du prolétariat mondial. On le voit bien à la manière dont tendent à réagir les travailleurs des formations centrales (et leurs organisations politiques) aux mouvements de délocalisation et de concurrence qui les confrontent directement aux conditions d’exploitation de leurs « frères de classe » du sud.

d) La crise symbolique. J’en ai donné précédemment une description précise, tant dans ses mécanismes que dans ses manifestations diverses. Cette crise pose incontestablement des problèmes au capitalisme ; le moindre n’étant pas de rendre difficile l’élaboration par lui d’une légitimité, à travers un ensemble de représentations (idées, normes, valeurs) à la fois crédibles et capables de justifier ses structures fondamentales - l’acceptation du capitalisme par la grande masse étant actuellement le plus souvent pure et simple résignation à l’ordre existant, faute de pouvoir en concevoir et en construire un autre. Mais cette même crise ne pose pas moins problème au mouvement ouvrier. Pour au moins deux raisons.

En premier lieu, elle fait obstacle à l’implication politique des individus. Comme j’ai eu l’occasion de le souligner, elle les conduit à se replier sur eux-mêmes ou, au mieux, sur les réseaux de solidarité les plus étroits (familiaux ou de voisinage), en les rendant incapables de concevoir un projet global et de lutter pour sa réalisation ; pire : en délégitimant à leurs yeux a priori toute implication dans un combat politique exigeant de l’individu qu’il se soumette voire qu’il se sacrifie à une discipline collective. A plus forte raison fait-elle obstacle à la constitution d’une subjectivité révolutionnaire : d’une volonté collective de transformation du monde social dans un sens émancipateur, qui implique que les individus soient capables de médiatiser leur action individuelle immédiate par la prise en compte aussi bien de l’action d’une foule d’autres individus, dans le passé et l’avenir comme dans le présent, totalement inconnus pour la plus grande masse d’entre eux.

En second lieu, comme j’ai eu l’occasion de montrer par ailleurs, cette crise fait le lit des mouvements d’extrême droite, de type fasciste ou fascisant, qui parviennent à convertir l’angoisse indéfinie dans son objet qu’elle fait naître en peurs identifiables à défaut d’être fondées : peur de l’autre, peur de l’étranger, et notamment de l’immigré, peur du changement, tout en nourrissant un besoin de restauration autoritaire et d’affirmation identitaire. Autrement dit, faute de tirer parti des potentialités de déstabilisation de l’ordre existant contenues dans la crise symbolique, le mouvement ouvrier risque de voir cette dernière nourrir la pire forme de réaction du capital à son égard.

Or, de ce double point de vue, le mouvement ouvrier n’a manifestement pas encore pris, là non plus, la mesure de la nature et de l’ampleur de cette crise. Pour s’en convaincre, il suffit d’observer combien les modes de fonctionnement de ses organisations (politiques et syndicales), reposant sur le « centralisme bureaucratique », rentrent de plus en plus en contradiction avec les aspirations, exigences et refus (par exemple en termes d’autonomie individuelle), que la crise symbolique fait naître, pour le pire et le meilleur, au sein de l’individualité personnalisée, auto-référentielle et à forte composante narcissique, qu’elle génère massivement au sein de la société contemporaine.



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