L’état idéologue

samedi 3 septembre 2011
popularité : 3%

« Althusser était à l’intérieur du Parti quelqu’un qui cherchait à transformer le discours philosophique du Parti, et, pensait-il, par là-même, cause et effet de ce discours, la politique du Parti. « Dans le milieu qui était le mien, c’est-à-dire ce petit milieu de philosophes d’une certaine gauche, ce discours althussérien était victorieux, même si, disons, l’appareil bureaucratique du Parti ne l’acceptait pas. « Parmi ces intellectuels, il était dominant, et les philosophes officiels du Parti étaient considérés comme de pauvres attardés : non pas du point de vue de l’appareil du Parti, mais du point de vue de l’intelligentsia marxiste.. « Minoritaire ou plus ou moins ignoré dans le Parti, le discours althussérien, son style, son projet du moins, avait beaucoup d’autorité dans certains cercles de l’intelligentsia marxiste. »

(Jacques Derrida – 1991 – Entretien avec Michael Sprinker sur Marx et Althusser – Publié dans « Politique et amitié »)

LA REPRODUCTION D’UNE FORMATION SOCIALE

Mais c’est en juin 1970 que Althusser, dans « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat – Notes pour une recherche », article publié initialement dans « La Pensée », rappelle que, « comme le disait Marx, un enfant lui-même sait que, si une formation sociale ne reproduit pas les conditions de la production en même temps qu’elle produit, elle ne survivra pas une année.

« La condition dernière de la production, c’est donc la reproduction des conditions de la production. Elle peut être « simple » (reproduisant tout juste les conditions de la production antérieure) ou « élargie » (les étendant). »

Althusser montre qu’il s’agit d’une part de la « reproduction des moyens de production » - ce qui constitue une nécessité évidente – et, d’autre part, de la « reproduction de la force de travail. »

La reproduction de cette dernière, à laquelle il va réserver l’essentiel de son texte, « est assurée en donnant à la force de travail le moyen matériel de se reproduire : par le salaire.

« Le salaire figure dans la comptabilité de chaque entreprise, mais comme « capital main-d’oeuvre », et nullement comme condition de la reproduction matérielle de la force de travail... »

LA REPRODUCTION DE LA FORCE DE TRAVAIL

Pourtant, poursuit-il, il ne suffit pas d’assurer à la force de travail les conditions matérielles de sa reproduction pour qu’elle soit reproduite comme force de travail. La force de travail disponible doit être « compétente », c’est-à-dire apte à être mise en oeuvre dans le système complexe du procès de production... La force de travail doit donc être (diversement) qualifiée, selon les exigences de la division sociale-technique du travail, à ses différents « postes » et « emplois ».

A la différence de ce qui se passait dans les formations sociales esclavagistes et servagistes, cette reproduction tend à être assurée non plus « sur le tas » (apprentissage dans la production même), mais de plus en plus en dehors de la production : par le système scolaire capitaliste et par d’autres instances et institutions.

LE ROLE DE L’ECOLE...

On apprend à l’école des « savoir-faire », mais aussi les « règles » du bon usage, c’est-à-dire « de la convenance que doit observer, selon le poste qu’il est « destiné » à y occuper, tout agent de la division du travail : règles de la morale, de la conscience civique et professionnelle, ce qui veut dire, en clair, règles de la division sociale-technique du travail, et en définitive règles de l’ordre établi par la domination de classe.

On y apprend aussi à « bien parler le français », à bien « rédiger », c’est-à-dire en fait (pour les futurs capitalistes et leurs serviteurs) à « bien commander », c’est-à-dire (solution idéale) à « bien parler » aux ouvriers, etc...

...ET CELUI D’AUTRES INSTITUTIONS

« Pour énoncer ce fait dans une langue plus scientifique, poursuit Althusser, nous dirons que la reproduction de la force de travail exige non seulement une reproduction de sa qualification, mais, en même temps, une reproduction de sa soumission à l’idéologie dominante pour les ouvriers et une reproduction de la capacité à bien manier l’idéologie dominante pour les agents de l’exploitation et de la répression, afin qu’ils assurent aussi « par la parole » la domination de la classe dominante. »

« En d’autres termes, l’Ecole (mais aussi d’autres institutions d’Etat, comme l’Eglise, ou d’autres appareils comme l’Armée) enseignent des « savoir-faire », mais dans des formes qui assurent l’assujettissement à l’idéologie dominante, ou la maîtrise de sa « pratique ».

« Tous les agents de la production, de l’exploitation ou de la répression, sans parler des « professionnels de l’idéologie » (Marx), doivent être à un titre ou à un autre « pénétrés » de cette idéologie, pour s’acquiter « consciencieusement » de leur tâche – soit d’exploités (les prolétaires), soit d’exploiteurs (les capitalistes), soit d’auxiliaires de l’exploitation (les cadres), soit de grands prêtres de l’idéologie dominante (ses « fonctionnaires »), etc...

« Mais par là, dit Althusser, nous reconnaissons la présence d’une nouvelle réalité : l’idéologie...

L’ETAT, APPAREIL REPRESSIF

La tradition marxiste, dit-il, est formelle : l’Etat est conçu explicitement dès Le Manifeste et le 18 Brumaire comme appareil répressif. L’Etat est une « machine » de répression, qui permet aux classes dominantes d’assurer leur domination sur la classe ouivrière pour la soumettre au procès d’extorsion de la plus-value (c’est-à-dire à l’exploitation capitaliste).

Mais, reprend-il, cette présentation de la nature de l’Etat reste en partie descriptive...Elle représente une phase de la constitution de la théorie qui exige le « dépassement » de cette phase...Elle ne fait pas avancer réellement la définition de l’Etat, c’est-à-dire sa théorie scientifique...Il est indispensable d’ajouter quelque chose à la définition classique de l’Etat comme appareil d’Etat...

POUVOIR D’ETAT ET APPAREIL D’ETAT

Aussi, selon Althusser, pour faire progresser la théorie de l’Etat, il est indispensable de tenir compte, non seulement de la distinction entre pouvoir d’Etat et appareil d’Etat, mais aussi d’une autre réalité qui est manifestement du côté de l’appareil (répressif) d’Etat, mais ne se confond pas avec lui.

« Nous appellerons cette réalité par son concept : les appareils idéologiques d’Etat. »

Althusser rappelle que dans la théorie marxiste, l’Appareil d’Etat (AE) comprend : le Gouvernement, l’Administration, l’Armée, la Police, les Tribunaux, les Prisons, etc., qui constituent en fait ce que nous appelons désormais l’Appareil Répressif d’Etat.

Répressif, précise-t-il, indique que l’Appareil d’Etat en question « fonctionne à la violence », du moins à la limite (car la répression, par exemple administrative, peut revêtir des formes non physiques).

« Nous désignons par Appareils Idéologiques d’Etat un certain nombre de réalités qui se présentent à l’observateur immédiat sous la forme d’institutions distinctes et spécialisées. »

LES AIE

« Nous en proposons, poursuit-il, une liste empirique, qui exigera naturellement d’être examinée en détail, mise à l’épreuve, rectifiée et remaniée.

« Sous toutes les réserves qu’implique cette exigence, nous pouvons, pour le moment, considérer comme Appareils Idéologiques d’Etat les institutions suivantes (l’ordre dans lequel nous les énumérons n’a pas de signification particulière) :

l’AIE religieux (le système des différentes Eglises) ; l’AIE scolaire (le système des différentes « Ecoles », publiques et privées) ; l’AIE familial ; l’AIE juridique ; l’AIE politique (le système politique, dont les différents Partis ; l’AIE syndical ; l’AIE de l’information (presse, radio, télé, etc.) ; l’AIE culturel (Lettres, Beaux-Arts, sports, etc)...

« En quoi consiste leur différence avec l’Appareil (répressif) d’Etat ?

« S’il existe un Appareil (répressif) d’Etat, il existe une pluralité d’Appareils Idéologiques d’Etat, l’unité qui constitue cette pluralité d’AIE en corps n’est pas immédiatement visible. »

LE FONCTIONNEMENT A L’IDEOLOGIE

Dans un second moment, nous pouvons constater, ajoute-t-il, qu’alors que l’Appareil (répressif) d’Etat unifié appartient tout entier au domaine public, la plus grande partie des Appareils Idéologiques d’Etat (dans leur apparente dispersion) relève au contraire du domaine privé.

Privés sont les Eglises, les Partis, les syndicats, les familles, quelques écoles, la plupart des journaux, des entreprises culturelles, etc.., etc...

« Mais, dit-il, allons à l’essentiel, la différence fondamentale est la suivante : l’Appareil répressif d’Etat « fonctionne à la violence », alors que les Appareils Idéologiques d’Etat fonctionnent « à l’idéologie ».

« Nous pouvons préciser, en rectifiant cette distinction. Nous dirons en effet que tout Appareil d’Etat, qu’il soit répressif ou idéologique, « fonctionne » à la fois à la violence et à l’idéologie, mais avec une différence très importante qui interdit de confondre les Appareils Idéologiques d’Etat avec l’Appareil (répressif) d’Etat.

« C’est que pour son compte l’Appareil (répressif) d’Etat fonctionne de façon massivement prévalente à la répression (y compris physique), tout en fonctionnant secondairement à l’idéologie.(Il n’existe pas d’appareil purement répressif. Exemples : l’Armée et la Police fonctionnent aussi à l’idéologie, à la fois pour assurer leur propre cohésion et reproduction, et par les « valeurs » qu’elles proposent au dehors.)

« De la même manière, mais à l’inverse, on doit dire que, pour leur propre compte, les Appareils Idéologiques d’Etat fonctionnent de façon massivement prévalente à l’idéologie, mais tout en fonctionnant secondairement à la répression, fût-elle à la limite, mais à la limite seulement, très atténuée, dissimulée, voire symbolique. (Il n’existe pas d’appareil purement idéologique).

LES AIE, LIEU DE LUTTE DE CLASSE

« Ainsi, montre Althuser, l’Ecole et les Eglises « dressent » par des méthodes appropriées de sanctions, d’exclusions, de sélection, etc..., non seulement leurs officiants, mais aussi leurs ouailles.

« Ainsi la famille... Ainsi l’Appareil IE culturel (la censure, pour ne mentionner qu’elle), etc...

Aussi, pour Althusser, l’ensemble de ces considérations nous met en mesure de comprendre que les Appareils Idéologiques d’Etat puissent être non seulement l’enjeu, mais aussi le lieu de la lutte des classes, et souvent de formes acharnées de luttes de classes.

« La classe (ou l’alliance de classe) au pouvoir ne fait pas aussi facilement la loi dans les AIE que dans l’appareil (répressif) d’Etat, non seulement parce que les anciennes classes dominantes peuvent y conserver longtemps de fortes positions, mais aussi parce que la résistance des classes exploitées peut trouver le moyen et l’occasion de s’y exprimer, soit en utilisant les contradictions qui y existent, soit en y conquérant par la lutte des positions de combat. »

PRECISER LA THEORIE MARXISTE DE L’ETAT

Au total, dit Althusser, nous sommes conduits à reprendre, tout en la précisant sur un point, la théorie marxiste de l’Etat.

« Nous dirons qu’il faut distinguer le pouvoir d’Etat (et sa détention par...) d’une part, et l’Appareil d’Etat d’autre part.

« Mais nous ajouterons que l’Appareil d’Etat comprend deux corps : le corps des institutions qui représentent l’Appareil répressif d’Etat d’une part, et le corps des institutions qui représentent le corps des Appareils Idéologiques d’Etat d’autre part.

« Mais s’il en est ainsi, on ne peut manquer de se poser la question suivante, même en l’état, très sommaire de nos indications : quelle est exactement la mesure du rôle des Appareils Idéologiques d’Etat ? Quel peut être le fondement de leur importance ?

« En d’autres termes : à quoi correspond la « fonction » de ces Appareils Idéologiques d’Etat, qui ne fonctionnent pas à la répression, mais à l’idéologie ?...

A NOUVEAU L’ECOLE

Althusser revient à l’Ecole :

« Nous nous croyons autorisés à avancer la thèse suivante, avec tous les risques que cela comporte. Nous pensons que l’appareil idéologique d’Etat qui a été mis en position dominante dans les formations capitalistes mûres, à l’issue d’une violente lutte de classe politique et idéologique contre l’ancien appareil idéologique dominant, est l’appareil idéologique scolaire. »

Cette thèse, dit-il, peut sembler paradoxale, s’il est vrai que pour tout le monde, c’est-à-dire dans la représentation idéologique que la bourgeoisie tenait à se donner d’elle-même et aux classes qu’elle exploite, il semble bien que l’appareil d’Etat dominant dans les formations sociales capitalistes ne soit pas l’Ecole, mais l’appareil d’Etat politique, à savoir le régime de démocratie parlementaire assorti du suffrage universel et des luttes des partis.

LA DEMOCRATIE PARLEMENTAIRE N’EST PAS LA SEULE FORME

Pourtant, poursuit-il, l’histoire, même récente, montre que la bourgeoisie a pu et peut fort bien s’accommoder d’appareils idéologiques d’Etat politiques différents de la démocratie parlementaire : l’Empire, n°1 ou n°2, la Monarchie à Charte (Louis XVIII, Charles X), la monarchie parlementaire (Louis-Philippe), la démocratie présidentielle (de Gaulle), pour ne parler que de la France...

« Nous croyons donc avoir de fortes raisons de penser que derrière les jeux de son Appareil idéologique d’Etat politique, qui occupait le devant de la scène, ce que la bourgeoisie a mis en place comme appareil idéologique d’Etat n°1, donc dominant, c’est l’appareil scolaire, qui a, en fait, remplacé dans ses fonctions l’ancien appareil idéologique d’Etat dominant, à savoir l’Eglise.

« On peut même ajouter : le couple Ecole-Famille a remplacé le couple Eglise-Famille. »

L’AIE DOMINANT

Pourquoi l’appareil scolaire est-il en fait l’appareil idéologique d’Etat dominant dans les formations sociales capitalistes et comment cela fonctionne-t-il ?

Qu’il suffise, ajoute-t-il encore, pour le moment de dire :

1.- Tous les appareils idéologiques d’Etat, quels qu’ils soient, concourent tous au même résultat : la reproduction des rapports de production, c’est-à-dire des rapports d’exploitation capitalistes.

2.- Chacun d’entre-eux concourt à cet unique résultat de la manière qui lui est propre. L’appareil politique en assujettissant les individus à l’idéologie politique d’Etat, l’idéologie « démocratique », « indirecte » (parlementaire) ou « directe » (plébiscitaire ou fasciste). L’appareil d’information en gavant par la presse, la radio, la télévision tous les « citoyens » des doses quotidiennes de nationalisme, chauvinisme, libéralisme, moralisme, etc.. L’appareil religieux en rappelant dans les sermons et autres grandes cérémonies de la Naissance, du Mariage et de la Mort que l’homme n’est que cendre, sauf s’il sait aimer ses frères jusqu’à tendre l’autre joue à celui qui gifle la première. L’appareil familial... N’insistons pas, dit Althusser.

3.- Ce concert est dominé par une partition unique, troublée à l’occasion par des contradictions (celles des restes des anciennes classes dominantes, celles des prolétaires et de leurs organisations, la partition de l’idéologie de la classe actuellement dominante, qui intègre dans sa musique les grands thèmes de l’humanisme des Grands Ancêtres, qui ont fait, avant le christianisme, le Miracle grec, et après, la Grandeur de Rome, la Ville éternelle, et les thèmes de l’intérêt particulier et général, etc...Nationalisme, moralisme et économisme.

4.- Pourtant, dans ce concert, un appareil idéologique d’Etat joue bel et bien le rôle dominant, bien qu’on ne prête guère l’oreille à sa musique : elle est tellement silencieuse ! Il s’agit de l’Ecole...

L’ECOLE SANS IDEOLOGIE ?

« Or, poursuit Althusser, c’est par l’apprentissage de quelques savoir-faire enrobés dans l’inculcation massive de l’idéologie de la classe dominante, que sont pour une grande part reproduits les rapports de production d’une formation sociale capitaliste, c’est-à-dire les rapports d’exploités à exploiteurs et d’exploiteurs à exploités.

« Les mécanismes qui produisent ce résultat vital pour le régime capitaliste sont naturellement recouverts et dissimulés par une Idéologie de l’Ecole universellement régnante, puisque c’est une des formes essentielles de l’idéologie bourgeoise dominante : une idéologie qui représente l’Ecole comme un milieu neutre, dépourvu d’idéologie (puisque...laïque), où des maîtres (respectueux de la « conscience » et de la « liberté » des enfants qui leur sont confiés (en toute confiance) par leurs « parents » (lesquels sont aussi libres, c’est-à-dire propriétaires de leurs enfants) les font accéder à la liberté, la moralité et la responsabilité d’adultes par leur propre exemple, les connaissances, la littérature et les vertus « libératrices ».

« J’en demande pardon, termine-t-il sur le sujet, aux maîtres qui, dans des conditions épouvantables, tentent de retourner contre l’idéologie, contre le système et contre les pratiques dans lesquelles ils sont pris, les quelques armes qu’ils peuvent trouver dans l’histoire et le savoir qu’ils « enseignent... »

Naturellement, ces quelques pages n’épuisent pas le sujet que développe Althusser que les lecteurs intéressés peuvent retrouver sur Internet : « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat – Notes pour une recherche »,

Article originalement publié dans la revue « La Pensée » et repris dans « Positions » - Louis Althusser – Editions Sociales.



Commentaires

Sites favoris


20 sites référencés dans ce secteur