Rosa Luxemburg : spontanéité et conscience.

samedi 13 octobre 2012
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Naturellement, cela n’étonnera personne, mais je ne partage pas l’ensemble des idées exprimées par Daniel Guérin dans son texte.

Je pense que ce texte, si l’on laisse de côté telle ou telle formule, peut être utile à la réflexion, aussi je laisse chacun en prendre connaissance.

Je vais cependant là immédiatement à la conclusion :

« Reste à rechercher, comme il en sera question au terme de ce petit libre, une forme ouvrière consciente, pressentie dialectiquement mais pas encore vraiment découverte par Rosa Luxemburg, qui ne serait ni séparée ni distincte du gros de la classe, étant le fruit même de ses entrailles et dont les modes de fonctionnement la prémuniraient contre toute menace de bureaucratisation. Alors, alors seulement, les graves obstacles qui compromettent la symbiose de la spontanéité et de la conscience seraient, enfin, levés. »

Nous reproduisons ci-dessous l’introduction du marxiste libertaire Daniel Guérin à son livre « Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire » publié en 1971, trois ans après Mai 68. L’auteur y analyse la dialectique qui s’opère au cours des processus révolutionnaires entre la spontanéité des masses et l’intervention consciente d’une force militante organisée ainsi que leurs rapports réciproques. (Avanti4.be)

La spontanéité est aujourd’hui à l’ordre du jour, pour ne pas dire, ce qui serait péjoratif, qu’elle est à la mode.

Mai 68, ouragan que personne n’a sciemment déchaîné, qui a remis en cause, dans chaque entreprise et chaque établissement scolaire de France, le pouvoir capitaliste et l’idéologie bourgeoise, en même temps qu’il a été à deux doigts de balayer un gouvernement en apparence fort et prestigieux. (« En mai, tout m’échappait », Charles de Gaulle), Mai 68 a grisé une jeunesse ardente et les effets magiques de la spontanéité l’ont, pour un temps, éblouie.

Mais les mêmes sortilèges qui leur avaient fait bousculer toutes les institutions, ébranlé toutes les valeurs établies, y compris la CGT et le Parti communiste, ont, à la longue, frappé d’impuissance ces jeunes magiciens. Et, de ce fait même, remis en question le recours exclusif à l’arme de la spontanéité.

Il paraît donc utile de procéder à un réexamen d’un phénomène complexe, et, malgré la récente leçon de choses, encore assez mal exploré.

La spontanéité, force élémentaire et qui, de ce fait même, n’a pu être inventée par aucun théoricien, a été observée, analysée et, pour une part, exaltée par une grande théoricienne révolutionnaire : Rosa Luxemburg.

Il était donc normal que Mai 68 décuplât l’intérêt porté à ses travaux et, notamment, ceux qui traitent de l’auto-activité des masses.

Mai 68 en France n’a pas seulement démontré l’efficience de la spontanéité, il a aussi révélé ses déficiences. A part un quarteron de « spontanéistes » irréductibles, adversaires maniaques de l’organisation par hantise du péril bureaucratique et qui se sont condamnées eux-mêmes à la stérilité, aucun militant, ni dans le milieu étudiant, ni dans la classe ouvrière, ne croit aujourd’hui qu’il serait possible, pour mener la révolution jusqu’à son terme, de se passer d’une « minorité agissante ».

Malheureusement ni le Parti communiste devenu contre-révolutionnaire, ni les groupuscules sectaires rivaux et, malgré leurs efforts, encore insuffisamment enracinés dans le prolétariat, n’ont pu jusqu’à présent fournir ce fer de lance. L’échec, provisoire, est dû, moins aux excès du « spontanéisme » qu’à l’absence momentanée d’une formation ouvrière à même de jouer le rôle qui relève de la conscience.

Avant de passer à l’analyse des conceptions luxemburgistes sur la spontanéité, il paraît nécessaire, à titre de contribution personnelle, de scruter brièvement la nature et le mécanisme du mouvement des masses, car Rosa en étudie davantage les effets, les manifestations extérieures, que la dynamique interne.

Simple [1], comme tous les phénomènes de la nature, élémentaire comme la faim ou l’appétit sexuel, cette force a pour moteur primaire, pour impulsion originelle, l’instinct de conservation de l’espèce, le besoin de subsister, l’aiguillon de l’intérêt matériel.

Les travailleurs s’ébranlent, sortent de la passivité, de la routine et de l’automatisme du geste quotidien, cessent d’être des molécules isolées, se soudent à leurs compagnons de labeur et d’aliénation, non parce qu’un « meneur » les y excitent, non pas même, le plus souvent, parce qu’une pensée consciente les éveille et les fanatise, mais, tout simplement parce que la nécessité les pousse à assurer ou à améliorer leur subsistance et, si elles ont déjà atteint un stade plus élevé, à reconquérir leur dignité d’homme.

Ce mouvement existe en permanence, à l’état latent, souterrain. La classe exploitée ne cesse à aucun moment d’exercer une relative pression sur ses exploiteurs afin de leur arracher d’abord une ration un peu moins congrue, ensuite un minimum d’égards.

Mais cette pression, dans les périodes creuses, demeure sourde, invisible, hétérogène. Elle consiste en faibles réactions, individuelles, de petits groupes, isolées les unes des autres. Le mouvement des masses est atomisé, replié sur lui-même.

Mais, dans certaines circonstances, il lui arrive de remonter brusquement à la surface, de se manifester comme une énorme force collective, homogène, il lui arrive d’exploser.

C’est que l’excès de misère, ou d’humiliante oppression, non seulement économique mais aussi politique, a fait pousser à chacune de ses victimes un cri si haut que toutes les victimes se sont entendues crier ensemble (souvent, d’ailleurs, un ou deux cris devancent ceux des autres, même dans le plus spontané des mouvements – comme le disait un ouvrier : « Il y a toujours quelqu’un qui pousse à la spontanéité ») ; et l’unanimité de ce cri leur a donné confiance en eux-mêmes, leur protestation fait boule de neige, la contagion révolutionnaire gagne l’ensemble de la classe.

C’est le caractère à la fois concret et limité de son objectif qui confère au mouvement des masses sa particularité. Inconscient, au moins à ses débuts, il diffère, dans sa nature même, de tous les groupes politiques conscients ou qui se prétendent tels.

Dans certaines circonstances, il peut projeter son élan à travers un parti, mais, même alors, il n’y a pas fusion véritable. Il continue à obéir à cette loi propre, à poursuivre des fins particulières : tel le Rhône dont les eaux se déversent dans le lac Léman, pour ensuite reprendre son propre cour.

La disparité entre les mobiles d’action des masses et ceux des politiques est la source de toutes sortes d’erreurs de diagnostic ou de tactique, et de malentendus.

Dans une Révolution, deux sortes de forces se côtoient ou s’associent qui ne sont pas de même essence, qui ne parlent pas le même langage. Toute révolution repose sur un quiproquo. Les uns se mettent en marche vers tel objectif exclusivement politique – dans la Russie de 1905 et de 1917, par exemple, contre le despotisme tsariste ; les autres partent en lutte pour des mobiles sensiblement différents : à la ville contre la cherté de la vie, les bas salaires, la fiscalité, voir la disette ; à la campagne, contre le servage et les redevances féodales, etc.

Il arrive que les seconds, par suite d’une association d’idées toute naturelle, adoptent momentanément la terminologie des premiers, qui lui prêtent le concours de leurs bras et qui versent pour eux leur sang. Mais le mouvement des masses n’en suit pas moins sa marche particulière.

Les politiques s’imaginent que, parce qu’il a fait un bout de chemin avec eux, le mouvement des masses est éternellement à leur disposition, tel un chien dressé, qu’ils peuvent le mener où ils veulent, lui faire accepter ce qui leur convient, apaiser sa faim ou le laisser sur sa faim. Le faire avancer, reculer, puis avancer encore au gré de leurs calculs, s’en servir, les mettre sur une voie de garage, et puis s’en servir encore.

Le mouvement des masses ne se prête pas toujours à une telle gymnastique. Une fois qu’il s’est mis en marche, il ne reste fidèle que si on lui reste fidèle, que si l’on avance toujours avec lui, d’une marche ininterrompue, dans la voie où son instinct de conservation le pousse.

L’association d’idées qui fait emprunter aux masses le langage des politiques demeure fragile. Un rien suffit à la briser, à rompre l’accord circonstanciel : une simple pause, parfois, dans la marche en avant, qui, même si elle est stratégiquement habile, peut casser l’élan des masses.

Telle politique, qui, la veille encore, d’un seul geste, d’un mot, dressait sur leurs jambes cent mille hommes, gesticule maintenant dans le vide sans faire se lever personne. Il a beau s’époumoner : l’association d’idées ne fonctionne plus, la confiance n’y est plus, le miracle n’opère plus. Le mouvement des masses, déçu, jure que l’on ne l’y reprendra plus, se replie sur lui-même, n’est plus à la disposition de quiconque.

Une longue et cruelle expérience a appris aux hommes de travail à se méfier des politiques qu’ils désignent d’un mot péjoratif où s’exprime la nature différente de leur propre mouvement : des « politiciens ». Ils les considèrent volontiers comme des oisifs, des parasites, des beaux parleurs, qui se sont toujours servi d’eux pour les trahir.

Aussi se reprennent-ils aussi vite qu’ils s’étaient donnés et se mordent-ils les doigts de s’être laissé « rouler » une fois encore. Cette prévention est tenace, notamment en France, où la classe ouvrière a conservé le souvenir de dizaines de déceptions de ce genre. Depuis qu’en Mai 68 elle a été échaudée encore plus cruellement que dans le passé, elle est moins que jamais disposée à s’en laisser conter par les politiciens.

Mais la masse des travailleurs, rivée de l’aube au soir à leur dur labeur, écrasés par la fatigue et les tâches domestiques et, surtout dans les grandes agglomérations, par la longueur et l’inconfort des transports, bernés par les « mass media » que monopolise la classe dominante, manquant de loisirs et de moyens propres d’information, ne parvient pas encore dans sa totalité à lier la lutte pour des améliorations matérielles à un objectif supérieur sans lequel cette lutte serait, somme l’effort de Sisyphe, toujours à recommencer.

Pourtant une minorité prolétarienne, plus instruite et plus lucide, composée principalement d’ouvriers qualifiés, réussit à s’élever au dessus de l’horizon étroit du pain quotidien. Ainsi l’inconscient relatif de la classe se trouve-t-il éclairé par le conscient.

Si cette élite ouvrière [2] sait tenir compte des particularités et des lois complexes du mouvement des masses, si elle veille sans relâche à ce que l’association d’idées joue de façon constante entre les revendications immédiates de ses compagnons de travail et l’objectif révolutionnaire qu’elles leur propose, si elles s’appliquent à suggérer, à expliquer, sans jamais « diriger », la fusion a des chances de s’opérer.

Il le faut, car les deux forces ont absolument besoin l’une de l’autre. Que peut l’élite sans les masses, que peuvent les masses sans l’élite, sinon, après une brève explosion d’éphémères conquêtes, se replier, découragées et se croyant vaincues ?

Parfois, il est vrai, l’élite et le mouvement des masses se livrent à un sinistre jeu de cache-cache. Le second est prêt au combat ou bien il s’est déjà lancé de lui-même dans la bagarre. Il suffirait que des militants conscients l’aident à se dépasser. Mais cette élite, à l’instant qu’il faudrait, n’existe pas, ou, si elle est présente, elle ne parvient pas à s’élever à la hauteur de la situation.

La conscience a failli à sa tâche, ou bien la classe dominante l’a mise en cage. L’instinct, abandonné à lui-même, après quelques violents remous, quelques escarmouches, d’arrière-garde, se perd dans les sables. Révolution manquée.

Le contraire peut se produire.

Après avoir tiré la leçon d’expériences antérieures, une minorité consciente est capable d’aller jusqu’au bout. Elle se tourne vers le mouvement des masses et sollicite sont appui. Mais elle s’y prend mal, ou bien, à cet instant précis, les masses se sont assoupies, soit qu’elles soient occupées à digérer les miettes de pain récupérées sur l’ennemi, soit que le souvenir d’un récent échec ou une répression brutale ait, momentanément, désagrégé le mouvement. Réduite à ses maigres forces, la minorité consciente s’agite et s’épuise en vain. Révolution manquée.

La victoire surgit de la conjonction des deux forces, le jour où, malgré leurs dissemblances, leurs différences de formation et d’optique, leurs intérêts divergents, elles entrent ensemble dans la bataille. Octobre 1917.

Cependant, même lorsqu’il s’agit d’une formation politique se réclamant du prolétariat, et dont les intérêts, comme ce fut le cas du parti bolchévique à l’automne de 1917, ont coïncidé un moment avec ceux du prolétariat, il n’est pas possible de généraliser cette conjonction occasionnelle et d’être d’accord avec Gramsci lorsque le marxiste italien soutient que « théorie » (il entend par ce mot une « direction » politique du prolétariat) et « spontanéité » « ne peuvent s’opposer l’une à l’autre ». Cette affirmation optimiste relève de l’idéalisme et a été cruellement démentie par l’histoire.

Reste à rechercher, comme il en sera question au terme de ce petit libre, une forme ouvrière consciente, pressentie dialectiquement mais pas encore vraiment découverte par Rosa Luxemburg, qui ne serait ni séparée ni distincte du gros de la classe, étant le fruit même de ses entrailles et dont les modes de fonctionnement la prémuniraient contre toute menace de bureaucratisation.

Alors, alors seulement, les graves obstacles qui compromettent la symbiose de la spontanéité et de la conscience seraient, enfin, levés.

Introduction à « Rosa Luxemburg et la spontanéité révolutionnaire », par Daniel Guérin, Flammarion, Paris, 1971.


[1On résume ici un chapitre de Daniel Guérin, « La révolution française et nous », Bruxelles, éditions La Taupe, 1969, p.39 et suiv., où le mouvement élémentaire des masses est examiné à partir de la révolution française du 18e siècle. (pour l’analyse détaillée, cf. Daniel Guérin, « La lutte de classes sous la Première République 1793-1797 », deux vol., nouv. éd., Gallimard, 1968.)

[2Chaque fois que reviendra le mot élite est sous entendu l’adjectif « ouvrière ».



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