Réinvention de la politique et dépérissement de l’Etat
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« La lutte pour une politique renouvelée, conclut Jean-Marie Vincent, passe donc par une lutte pour de nouvelles formes de puissance publique.
On ne peut se contenter de conquérir des institutions et des appareils, on ne peut se contenter de conquérir le pouvoir d’État, il faut au contraire déséquilibrer toute la constellation étatique, en retourner ou détourner les pratiques.
C’est toute une guerre d’usure qui doit être menée avant même qu’on puisse s’emparer des leviers de commande et désarmer (au sens propre et figuré) les hommes des pouvoirs régaliens.
Cela ne supprime pas le moment stratégique de la décision, du rassemblement des forces pour porter des coups efficaces aux appareils répressifs, mais cela place ce moment stratégique au point d’aboutissement de luttes qui inscrivent déjà dans la réalité un autre type d’État, un État en voie de dépérissement grâce à la réinvention de la politique. »
Suivons-le dans sa démonstration.
Jean-Marie Vincent
Dépérissement de l’État et émancipation sociale
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La thématique de l’émancipation sociale est inséparable chez Marx de la thématique du dépérissement de l’État.
Mais la notion même de dépérissement de l’État est loin d’être claire. S’agit-il d’une marche vers la suppression de l’État ? S’agit-il d’une transformation des organes et des modes de fonctionnement de l’État ? Il n’y a pas de réponses univoques à ces questions dans les textes de Marx, pas plus qu’il n’y a de théorisations élaborées à ce propos.
Si l’on veut bien y réfléchir, cela ne devrait pas trop étonner, étant donné les incertitudes de Marx sur les analyses à faire de l’État. On remarque bien que selon lui l’État est lié aux rapports sociaux, mais la nature des liens, liens avec l’économie, rapports juridiques, rapports idéologiques, etc., est loin d’être toujours cernée de près.
Il y a d’ailleurs une sorte de point aveugle dans les développements marxiens : les rapports entre le pouvoir d’État et les pouvoirs dans la société. Même si l’État est donné comme un instrument ou un ensemble d’instruments pour défendre l’ordre social, il apparaît comme une réalité spécifique s’élevant au-dessus de la société dans toute une série de textes marxiens. La question de l’articulation entre les dispositifs et institutions étatiques d’un côté et les dispositifs de pouvoir dans les rapports sociaux d’un autre côté est ainsi évitée.
C’est ce qui explique sans doute que l’État ne puisse dans ce cadre être saisi comme un ensemble d’institutions qui verrouille les rapports de pouvoir dans la société et permet leur reproduction dynamique.
L’État n’est pas une réalité statique, il régule la répartition et la circulation des pouvoirs de façon à rendre possibles les mouvements de la valorisation dans leurs variations incessantes. Il contient, voire réprime, les pouvoirs de mobilisation et de coopération venant d’en bas. Par contre il favorise de mille manières les pouvoirs de coercition et d’orientation des fonctionnaires du capital et des forces dominantes dans la valorisation.
Pour cela, il joue, bien sûr, sur la violence physique directe, mais plus encore sur la violence impersonnelle des mécanismes économiques (régulation des marchés, de la circulation des capitaux, de la vente de la force de travail, etc.). Il ne fait pas qu’assurer les conditions générales de la vie en société, son activité vise spécifiquement à équilibrer des échanges sociaux dominés par la valorisation capitaliste.
C’est particulièrement prégnant dans son rôle de garant et de gardien de la monétarisation des relations sociales (qui n’est pas contradictoire avec l’internationalisation d’une partie des relations monétaires). La monétarisation des relations sociales est en effet indispensable à l’accumulation du capital, au devenir abstrait de la prestation de travail et aux luttes concurrentielles entre les individus qui se valorisent les uns contre les autres.
La réglementation juridique, apparemment, déroge à ce tableau, en faisant des individus des sujets titulaires de droits et égaux devant la loi. Mais tout cela renvoie à une notion d’égalité des chances qui efface les disparités entre capital et travail et ne veut connaître dans les inégalités économiques que des inégalités fondées sur des utilisations plus ou moins judicieuses des capacités de travail des uns et des autres.
En réalité, les inégalités juridiques, au-delà du formalisme, sont très nombreuses : inégalités dans l’accès à la protection juridique, inégalités devant les sanctions des violations du droit. En définitive, le droit qui s’applique et que les tribunaux pratiquent est un droit de la discrimination, de la ségrégation qui stigmatise et punit de façon récurrente et systématique les couches les plus faibles de la société.
Les tribunaux en remplissant les prisons reconstituent sans discontinuer une sorte d’enfer social qui sert de repoussoir, un lieu où vont se perdre tous ceux qui n’ont pas su ou voulu s’adapter à la lutte pour la valorisation. En ce sens, le droit est autant violence organisée et systématique qu’endiguement de la violence venant des rapports sociaux.
On peut faire des considérations du même ordre à propos de la représentation politique et des mécanismes démocratiques. Ils sont censés permettre l’expression de la souveraineté populaire et une mise sous surveillance par la masse des citoyens des institutions étatiques les plus essentielles. À y regarder de plus près, on constate toutefois que les modalités de la représentation politique se plient elles aussi aux lois de la valorisation. Les débats politiques portent pour une large part sur la façon de se soumettre aux lois (décrétées intangibles) de l’économie. Depuis les années quatre-vingt, il est d’ailleurs question de voir quelles nuances on peut trouver entre les avis des experts et comment on peut se préparer à l’inévitable.
Certes, il subsiste des domaines où la pression du capital se fait moins sentir, mais cela ne veut pas dire pour autant que la grande masse des représentants peut faire entendre sa voix. La participation à la politique, même sous une forme modeste, exige des prestations culturelles, financières, des investissements en temps dont beaucoup sont incapables. La citoyenneté est en conséquence organisée de façon inégalitaire et ce mode d’organisation produit de plus en plus d’éloignement par rapport à la politique.
La politique est en permanence menacée par l’évidement des contenus, par des simulacres d’affrontements. C’est donc tout à fait logiquement que les couches dominantes recourent au marketing, à la production massive de mises en scène spectaculaires qui masquent les véritables enjeux sociaux.
À partir de là, l’État peut à peu de frais renouveler sa propre mise en scène en la démultipliant en autant de mises en scène successives : celles de l’État soucieux du bien-être général, celle de l’État qui organise son propre affaiblissement pour faire reculer les proliférations bureaucratiques, celle de l’État qui fait reculer l’insécurité et la violence, celle de l’État qui appuie les entreprises dans la guerre économique internationale, celle de l’État qui endigue les migrations, etc.
Il trouve toujours ce faisant une oreille complaisante dans le système des médias qui amplifie ses discours et sa violence symbolique en leur donnant un statut d’hyperréalité. État et médias s’appuient réciproquement pour mettre en tutelle l’espace public et l’essentiel des formes politiques. Cela ne veut évidemment pas dire que des mouvements d’opinion opposés aux discours et aux pratiques dominantes soient impossibles, mais cela veut dire que tout est mis en oeuvre pour les faire apparaître comme irréalistes et non pertinents ou comme incapables de bien formuler des problèmes réels.
Les institutions étatiques, dans leurs pratiques, réaffirment à tout moment qu’il y a un ordre des choses qu’il faut reconnaître, qu’il y a aussi un ordre symbolique qu’on ne peut remettre en question sans semer le trouble et sans s’exposer à des démentis cinglants de la réalité. C’est d’ailleurs pourquoi elles se doivent de jouer sur des dispositifs d’alerte et de surveillance chargés de prévenir ou de signaler les dérapages dans tous les secteurs de la société.
Manifestement l’État, loin de dépérir comme le disent certains, est plus présent que jamais. Il s’instille dans tous les rapports sociaux pour signifier qu’ils ne peuvent et ne doivent pas être dépassés. Il fragmente les groupes sociaux en ordonnant de façon différentielle des espaces et temporalités en fonction des données de la valorisation. Il ne se contente pas d’agir par en haut, il verrouille à tous les niveaux, de la macro- à la microphysique du pouvoir. Il délimite des champs d’action, organise des relations d’autonomie pour certaines couches privilégiées et des relations de dépendance pour d’autres. Il se ramifie dans la société, comme une sorte de réalité protéiforme qu’on ne peut identifier à une sorte de volonté unique, mais qui obéit à une logique sociale cohérente : soumettre les pratiques et les formes de vie aux machineries du capital et des bureaucraties publiques.
La comparaison de l’État avec une machine ou avec une entreprise est donc trompeuse. Elle présuppose trop facilement que l’unité de l’État (et des institutions étatiques) est une donnée primaire alors qu’elle est une résultante de son fonctionnement, de convergences qui se font jour au besoin à travers des contradictions, à travers l’absorption de poussées sociales divergentes.
Ainsi a fortiori doit-on se dire que la dynamique étatique n’est pas réductible à la volonté d’une classe dominante agissant comme une sorte de sujet historique conscient. L’État fait bien sentir à la masse des citoyens-administrés la pesanteur régalienne de la souveraineté, il ne s’incarne ni dans un souverain, ni dans un parti qui serait le prince moderne. En tant que puissance d’oppression, il est surtout enfermement des pratiques, limitation de l’horizon social, reproduction de méconnaissances sur la société.
Ces aspects de l’État sont souvent ignorés, parce que ce dernier a une double face, la face régalienne, mais aussi la face d’unité de survie, pour reprendre la terminologie de Norbert Elias. Les institutions étatiques remplissent effectivement un rôle non négligeable dans la reproduction des individus et de leurs conditions d’existence par-delà la reproduction des rapports sociaux et des classes. Il suffit de mentionner l’importance des politiques publiques en matière d’infrastructures, en matière d’hygiène et de santé publique, de logement social, de systèmes de formation, de transports publics et de communications, etc., pour s’en convaincre.
L’État, comme le dit Michel Foucault, fait de la biopolitique, agit sur les esprits et sur les corps pour qu’ils soient à même d’occuper leurs places dans les relations et la production sociales. Cela veut dire que certaines institutions étatiques (par exemple, l’Assistance publique en France) sont absolument indispensables pour l’existence quotidienne des individus. Il ne peut y avoir de vie au sens moderne du terme sans les activités interdépendantes d’administrations publiques soucieuses de faire face aux occurrences négatives dans la vie des individus et des groupes ainsi qu’aux problèmes de la reproduction biologique.
Cela donne à l’État les apparences de défenseur du bien commun, d’instance socialement neutre. Il ne faut toutefois pas s’y laisser prendre : les vies que l’État s’efforce de conditionner et de promouvoir ne sont pas n’importe quelles vies. Ce sont en fait des vies qu’il s’agit de façonner pour en faire des matériaux pour la valorisation, des vies qui sont traitées en fonction des places qu’elles occupent dans les mouvements de marchandisation universelle.
C’est pourquoi, si l’État a bien une double face, il n’a pas pour autant une double nature. Les activités de type régalien ne sont pas séparées de la biopolitique par une muraille de Chine, elles se compénètrent au point qu’il est souvent difficile de les distinguer. Les techniques de dénombrement, de recensement, de classement, d’établissement de banques de données qui servent beaucoup en biopolitique peuvent facilement être utilisées pour mettre au point des dispositifs disciplinaires et des dispositifs de surveillance et effectuer des tâches de police.
Tout cela a été fortement occulté de la fin du XIXe siècle jusqu’à la seconde moitié du XXe par ce qu’on peut appeler les grands récits nationaux, ces mythologies reposant sur la dénonciation d’ennemis extérieurs toujours menaçants. Aujourd’hui ces grands récits sont plus ou moins usés, mais les États cherchent à les remplacer par des dénonciations des dangers qui naissent des migrations économiques et des fondamentalismes suscités par la mondialisation. Le village planétaire est plein de dangers qu’il faut conjurer en organisant des zones de sécurité qui laissent en situation d’extériorité, voire de relégation, tous ceux qui n’intéressent pas la valorisation internationale du capital.
Sous des formes modifiées, l’État national des pays dominants reprend une tradition capitaliste multiséculaire. Certes, il n’est plus question de conquêtes territoriales, mais de modalités très efficaces de subordination d’États faibles, de déstructuration de rapports sociaux et de désorganisation économique.
De ce point de vue, les États nationaux dominants ne sont plus dans les rapports belliqueux qu’ils entretenaient à l’époque de l’impérialisme classique. Ils ont entre eux des rapports de vive concurrence fiscale, financière et économique, mais, en même temps, sous la houlette américaine, des rapports de coopération et de collaboration pour mettre au pas les trouble-fête. Ils sont les garants d’un ordre mondial qui prétend faire progresser des rapports humanisés (rhétorique des droits de l’homme) tout en semant le désordre et les guerres (voir la mise à feu et à sang de l’Afrique).
Il est donc tout à fait justifié de lier l’émancipation sociale au dépérissement de l’État. Toutefois, les analyses qu’on vient de faire n’indiquent pas par elles-mêmes les voies qu’il faut emprunter. Tout au plus font-elles toucher du doigt l’inadéquation de certaines notions telles que dictature du prolétariat, conquête du pouvoir, qui laissent complètement dans l’ombre le problème des rapports entre l’État et les pouvoirs répandus dans la société.
Très tenace, il y a l’illusion qu’on peut s’emparer de la machine étatique et la faire servir pour des objectifs qui n’ont jamais été les siens, un peu comme s’il suffisait de changer les hommes au sommet pour amorcer la transformation sociale.
Engels dans l’Anti-Dühring ne dit-il pas que l’étatisation des moyens de production est un premier pas vers le dépérissement de l’État ! Il est vrai que parallèlement à la conception de la prise du pouvoir d’État on a vu se développer des conceptions sur des pouvoirs venant d’en bas, les conseils.
Mais le moins qu’on puisse dire est que les théoriciens des conseils n’ont pratiquement jamais abordé la question de l’articulation des pouvoirs dans la globalité des rapports sociaux. Leurs regards étaient surtout tournés vers les entreprises, considérées comme le lieu par excellence où tout se nouait et se dénouait. Ils étaient ainsi incapables de mesurer l’intrication, l’enchevêtrement des rapports économiques et des rapports de travail avec les autres rapports dans un cadre dominé par la valorisation.
Implicitement, les travailleurs salariés de la grande industrie étaient supposés disposer potentiellement de tous les moyens nécessaires pour bouleverser les pratiques sociales. Pour actualiser ces potentialités, il devait suffire qu’ils soient débarrassés de directions d’entreprises intéressées seulement pars la plus-value et le profit.
Sur cette base, le bas et le haut des systèmes de pouvoir, leur extension et leurs ramifications horizontales, les caractéristiques de leur fonctionnement ne peuvent en conséquence être vraiment analysées.
À partir de telles prémisses, il est, bien sûr, impossible de se poser la question du déverrouillage des rapports de pouvoir dans la société par le déverrouillage de l’État. Il est tentant à partir de tels impensés de recourir à des coups de force théoriques. Cela vaut en particulier sur la question de la violence. Dans la tradition sociale-démocrate, elle est essentiellement saisie comme quelque chose de négatif, comme un mal parfois nécessaire, mais qui la plupart du temps empêche l’expression démocratique et une véritable pacification de la société.
Pour la tradition communiste, la violence est un moyen, une technique pour modifier définitivement les rapports de force en faveur de la classe ouvrière. Elle ne se pose absolument pas la question des déterminants sociaux de la violence, comme si cette dernière était intemporelle et transhistorique, comme si elle n’avait pas des fonctions spécifiques dans la société capitaliste.
Les deux traditions sont, par suite, incapables d’opposer à la violence produite par les rapports sociaux une contre-violence qui se fixe clairement pour objectif d’éradiquer la violence ordinaire banale des relations sociales capitalistes, mais aussi le potentiel de négation de l’humain qui ne demande qu’à éclater dans les situations de crise ou d’exception. Cette contre-violence ne peut évidemment se limiter à la dénonciation de la violence en général. Elle doit se faire pratiques multiples pour contrer les multiples formes de la violence et l’alchimie particulière qui les unit et les cimente.
Dans ce domaine, la première tâche est d’arracher à la violence de la société capitaliste son masque de normalité et d’irrésistibilité. Elle est en effet au premier chef violence symbolique pour dire la « naturalité » de la violence impersonnelle, anonyme des appareils et des dispositifs de la valorisation, de la violence systématisée des appareils étatiques et juridiques, de la violence organisée des rapports de travail.
Cette violence symbolique est d’autant plus forte qu’elle s’appuie sur une violence symbolique plus insidieuse, moins directement perceptible, la violence du monde enchanté de la marchandise, de ces choses sociales qui donnent une touche de normalité, d’évidence aux mouvements de la valorisation. En produisant et en consommant des marchandises, on ne s’interroge pas sur ce que l’on est et à quels types de rapports sociaux on participe.
La dialectique entre individus et rapports sociaux, entre individuation et socialisation est comme gommée. Il n’y a plus que l’homme en général, transhistorique, et des rapports sociaux qui ne sont que des combinaisons d’interactions. On ne peut plus voir les violences que les individus s’infligent à eux-mêmes pour résister à l’ubiquité de la violence et pour s’affirmer dans la concurrence. Il faut être dur avec soi-même pour pouvoir être dur avec les autres.
En fonction de cette structuration pratico-symbolique, les rapports de pouvoir, sous le dehors d’une grande mobilité des individus qui occupent les positions de pouvoir, sont fondamentalement rigides. Les fonctionnaires du capital (les capitalistes), les privilégiés de la fortune, les élites de la bureaucratie et de la politique peuvent se servir de la pression permanente des mouvements de la valorisation ainsi que de la répartition asymétrique des positions d’autorité pour s’assurer de l’essentiel des décisions d’orientation des actions et des pratiques.
Les élites disposent en outre pour affirmer leur prééminence de savoirs efficaces dans l’établissement de rapports de domination et de contrôle des flux d’information. Elles veillent jalousement à ce que les sphères d’autonomie des dominés et des exploités ne puissent pas trop s’étendre. Cela vaut en particulier pour les rapports de travail où les procédures managériales contribuent à dépouiller les travailleurs des puissances intellectuelles et sociales de la production en les séparant les uns des autres.
La permanence de la hiérarchisation des pouvoirs n’implique toutefois pas l’immobilisme. Il y a des déplacements incessants de la division du travail sociale et de la structuration en classes. L’équilibre des pouvoirs est dynamique et donne l’impression qu’il y a circulation dans les rapports sociaux. En fait, cette circulation ne concerne que des secteurs limités de la société, les autres étant, eux, confrontés à de nouvelles formes d’impuissance et à de nouvelles difficultés pour formuler des perspectives d’action. La multiplicité des échanges de marchandises, la diversité des images médiatiques du monde et de la société ne doivent pas cacher que les échanges sociaux sont unilatéralement polarisés par la valorisation et par l’attraction qu’elle exerce sur les codes symboliques.
Loin d’être de purs rapports de force, les pouvoirs sont donc des réalités transversales, au croisement de multiples facteurs, quoique surdéterminés, et encastrés les uns dans les autres par l’omniprésence de la valeur, de la marchandise et du capital.
La contre-violence qu’il faut leur opposer doit être à la fois production de contre-pouvoirs, contre-valorisation et libération symbolique. Cela présuppose, bien entendu, un renouvellement complet de la politique, puisque celle-ci, telle qu’elle est pratiquée dans la société actuelle, accepte la répartition et la structuration des pouvoirs dans les rapports sociaux comme quelque chose d’intangible.
Le premier pas à franchir, pour aller dans ce sens, est de rejeter l’économisme, c’est-à-dire la soumission aux impératifs de l’économie et l’acceptation de la logique économique capitaliste comme logique sociale fondamentale. C’est en effet à partir de cette logique économique que se constituent et s’organisent les relations de pouvoir bien au-delà de la sphère économique proprement dite.
On pourrait, bien sûr, objecter, et beaucoup le font, que les rapports sociaux sont des créations culturelles au sens large du terme et que culture et science prennent de plus en plus de place dans la vie contemporaine. Mais il est facile de réfuter ce genre d’objections en renvoyant tout simplement à la marchandisation de la culture sous ses différentes formes. Les pouvoirs culturels sont largement dominés par les pouvoirs médiatiques et les productions culturelles sont de plus en plus dépendantes des débouchés marchands qu’elles peuvent trouver.
Les universités elles-mêmes sont de plus en plus soumises à des procédures d’évaluation qui privilégient la production de savoirs rentables, et de diplômés pour la vie professionnelle et l’absence de distance critique par rapport aux mécanismes de la valorisation.
Tout aussi forte est l’empreinte économiste du capital sur un domaine lui aussi apparemment éloigné de l’économie : la sexualité. Au centre de ce qui est un véritable dispositif de biopouvoir, il y a la transformation du corps des femmes en marchandise consommable sous de multiples formes, vecteur d’une transformation plus générale de la vie en matériau exploitable et périssable.
Malgré certaines conquêtes récentes (contraception, avortement), les femmes sont en outre soumises à une division sexuelle du travail particulièrement lourde. Elles doivent être simultanément force de travail domestique, force de travail sexuelle, force d’élevage. Même si les formes traditionnelles du patriarcat sont en déclin, les femmes sont largement prisonnières d’un univers féminin (système de différences sociales « naturalisées » avec les hommes) qui consacre leur infériorité par rapport à un univers masculin supérieur.
Leur situation symbolise très bien que la valorisation est aussi dévalorisation, clivages sans cesse renouvelés entre ceux qui gagnent et ceux qui perdent, ceux qui sont en haut et ceux qui sont en bas. Les femmes sont les premières à souffrir de la fragmentation sociale, de luttes concurrentielles où elles ont moins de moyens. Au-delà des combats pour la reconnaissance de leurs droits, les femmes sont en conséquence porteuses au moins virtuellement d’autres vues sur l’agencement des pouvoirs et sur les liens sociaux.
Il y a là un atout considérable dans le combat pour la transformation de la politique. Plus précisément, on peut y trouver un levier pour secouer les représentations du pouvoir et des pouvoirs comme découlant de la complexité des activités sociales et des techniques pour maîtriser cette complexité.
En rejetant la conception de leur infériorité naturelle, les femmes en effet désubstantialisent, dénaturalisent les pouvoirs qu’on exerce sur elles et, à partir de là, il devient possible de désubstantialiser d’autres pouvoirs, de démonter leurs modes de construction.
Cela vaut en particulier pour les pouvoirs dans l’économie et le travail que l’on essaye de présenter comme résultant du mérite et de l’intelligence comme don, mérite et audace des grands de la finance, mérite et génie inventif des dirigeants d’entreprise, mérites et haute technicité des organisateurs du travail, en refusant de voir que tout cela dépend de rapports sociaux d’apprentissage distribuant inégalement les moyens d’apprentissage (et de l’équilibre vital).
Une sorte de voile technologique, pour reprendre la terminologie d’Adorno, s’étend sur la société, imposant les abstractions réelles du Capital, de la valeur et de l’argent comme références incontournables de l’organisation des pouvoirs, comme source et butoir à la fois.
Si au contraire on prend en compte l’origine relationnelle de tous ces pouvoirs, on peut déconstruire les technologies de pouvoir au service de la valorisation qui ne sont certainement pas des leurres, mais sont des médiations sociales figées, cristallisées au-dessus de la tête des individus menant la danse qui conduit aux transformations techniques de la production.
Toute rupture véritable avec les conceptions substantialistes des pouvoirs, soit comme purs rapports de force, soit comme exercice de compétences, oblige à saisir la vie et les relations quotidiennes sous d’autres éclairages. Elles ne peuvent plus être interprétées comme l’autre des rapports de travail, comme lieu du privé (la famille refuge, les rapports affectifs, etc.), du recul et de la distance par rapport au travail.
Il n’est pas niable qu’il y ait dans le quotidien du temps de récupération, du temps d’intimité, du temps de loisir. Pourtant cela ne veut pas dire que le quotidien, le privé échappent à la valorisation. Ils sont même littéralement happés, aspirés comme champ de réalisation de la plus-value et comme domaine d’expansion des rapports marchands. Les hommes sont forcément des consommateurs en même temps que des objets monnayables pour les publicitaires, et du matériel pour les productions médiatiques. Ils sont confrontés à de multiples formes d’appropriation de leurs vies (rôles sociaux et temporalités imposés, loisirs plus ou moins obligatoires, etc.). La vie s’ordonne et s’organise obligatoirement autour de la réussite ou de l’échec dans la valorisation. L’accomplissement des individus ne peut être que la réalisation dans la valorisation, c’est-à-dire l’hétérodétermination par la valeur.
En se mettant au service de la valorisation, les individus en fait se nient et se mutilent eux-mêmes. Leurs connexions au monde sont unilatéralement orientées vers ce qui est utile à leur combat pour la survie (pour ceux d’en bas) et à leurs succès (pour ceux d’en haut). Leurs liens sociaux quotidiens sont précaires et sans cesse remis en question par leurs activités, c’est-à-dire par leurs relations aux autres dans la concurrence. Il ne peut y avoir de solidarité par génération spontanée, mais au contraire des solidarités construites patiemment, dont la longévité et la solidité ne sont jamais garanties à l’avance.
C’est pourquoi il n’est pas exagéré de dire que les échanges collectifs au sens fort du terme sont monnaie rare au quotidien. Ils n’offrent pas de véritables barrières à la fragmentation du quotidien, aux souffrances, à l’agressivité des relations interindividuelles qui répandent le mal-vivre un peu partout.
Or, on ne peut vivre mal sans chercher à vivre mieux, sans se bercer de l’idée que le dernier mot n’a pas été dit, sans vouloir qu’une société meilleure permette de vivre autrement au quotidien. Et l’on voit bien quelle contribution de telles aspirations peuvent apporter à la lutte pour l’émancipation sociale. Changer la société, ce n’est pas changer seulement les rapports de travail, c’est aussi changer les façons de vivre, c’est lutter pour l’autodétermination individuelle et collective.
Il est clair qu’une politique renouvelée doit prendre en charge ce type de problèmes à peu près complètement négligés par le mouvement ouvrier, ou réduits à des problèmes matériels (habitat, transports, cadre de vie, etc.).
Faire apparaître l’oppression au quotidien, c’est en effet donner plus de prégnance à la répartition et à la circulation des pouvoirs dans les rapports sociaux, c’est rendre plus visibles les mécanismes d’emprisonnement des individus, les contraintes quotidiennes au fonctionnement des grandes machineries impersonnelles.
Ce qui était habituel, de l’ordre de la résignation, peut perdre alors de sa patine, de son évidence pour faire place à l’étonnement et à des interrogations nouvelles. Le monde social ne se transforme pas d’un coup de baguette magique, il prend d’autres couleurs et dévoile peu à peu ses aspérités, ses failles. La violence symbolique du capital se trouve par là confrontée à une contre-violence symbolique, qui, si elle se systématise, peut bouleverser les rapports sociaux de connaissance et les façons de penser de larges masses.
Les rapports de subordination et de dépendance, en particulier, peuvent devenir d’autant plus insupportables qu’ils n’apparaissent effectivement plus comme nécessaires. Ils peuvent donc être remplacés, tout au moins en perspective, par une nouvelle organisation des relations d’autonomie et de dépendance qui diffuserait très largement les possibilités d’autonomie et restreindrait au maximum les positions de subordination, surtout en les rendant temporaires.
C’est dans un tel cadre que pourraient prendre forme les individualités multilatérales dont parle Marx dans les Grundrisse (Manuscrits de 1857-1858) grâce à l’établissement de nouvelles connexions au monde. C’est également dans un tel cadre que pourrait se déployer la puissance collective d’individus en train de se transformer dans la fluidité des positions et des fonctions occupées.
Tous les terrains peuvent et doivent être investis – de l’école aux médias – par des actions qui s’épaulent les unes les autres et se renforcent réciproquement. Un peu partout les critères de sélection des orientations doivent être remis en question, dépouillés de leur « naturalité » par la mise en évidence de leur dépendance par rapport à des médiations sociales gélifiées ou gelées (par exemple : valeur, capital, monnaie).
La bataille doit être menée particulièrement contre les critères d’évaluation des activités – critères d’évaluation et de mesure des activités économiques et du travail, critères d’évaluation dans les systèmes de formation, critères d’évaluation des individus –, qui tous relèvent d’une rationalité d’assujettissement à la valorisation. En menant des batailles de ce type, on peut se donner peu à peu les moyens de mettre à nu le jeu des institutions, leur connivence avec les logiques de la valorisation. Des institutions ainsi délégitimées sont forcément fragilisées et subissent de véritables processus d’usure.
Cela peut, bien entendu, créer des conditions propres à l’imposition de nouvelles orientations et à de nouveaux modes de fonctionnement institutionnel. À la biopolitique des pouvoirs en place consistant à conditionner le matériel humain pour la valorisation, on peut ainsi opposer une biopolitique venant d’en bas qui, elle, se fixe pour objectif de restituer aux hommes le contrôle de leurs rapports sociaux accaparé par les abstractions du capital, de libérer les échanges symboliques et sociaux en donnant toutes leurs chances à la vie des individus et à la vie collective ainsi qu’à l’imaginaire social.
La biopolitique venant d’en bas est en même temps une lutte pour l’hégémonie, c’est-à-dire une lutte pour déstabiliser l’emprise des pouvoirs régaliens sur la culture politique et les pratiques politiques.
Cette lutte pour l’hégémonie est, en ce sens, une lutte pour la politique, pour que celle-ci ne se laisse plus prendre aux pièges de la souveraineté et de ses corrélats, l’état d’exception et la raison d’État, pour qu’elle exprime la puissance multiforme sans cesse renouvelée de la créativité sociale.
Ainsi conçue, la politique fait ressortir le caractère intolérable du verrouillage des pouvoirs dans les rapports sociaux. Elle met également en lumière le fait que la monopolisation par l’État d’un certain nombre de moyens de coercition et de survie n’a pas pour but de soustraire ceux-ci à des intérêts privés, mais au contraire de les soustraire au plus grand nombre.
La lutte pour une politique renouvelée passe donc par une lutte pour de nouvelles formes de puissance publique. On ne peut se contenter de conquérir des institutions et des appareils, on ne peut se contenter de conquérir le pouvoir d’État, il faut au contraire déséquilibrer toute la constellation étatique, en retourner ou détourner les pratiques.
C’est toute une guerre d’usure qui doit être menée avant même qu’on puisse s’emparer des leviers de commande et désarmer (au sens propre et figuré) les hommes des pouvoirs régaliens. Cela ne supprime pas le moment stratégique de la décision, du rassemblement des forces pour porter des coups efficaces aux appareils répressifs, mais cela place ce moment stratégique au point d’aboutissement de luttes qui inscrivent déjà dans la réalité un autre type d’État, un État en voie de dépérissement grâce à la réinvention de la politique.
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