Je suis l’expulsée qui raconte (1/3)
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Jusqu’en 2008, Cristina Fallaras vivait une existence stable d’écrivain et sous-directrice d’un journal. Puis elle fut licenciée et glissa vers le statut de mère chômeuse sans domicile fixe. Un parcours tragiquement banal dans l’Espagne en crise. Voici son témoignage.
Je m’appelle Cristina Fallarás et je suis devenue l’expulsée la plus médiatisée d’Espagne. J’aurais préféré parler d’autre chose, mais l’époque et le pays imposent ce genre de sujet. Le mardi 13 novembre dernier à 19 h 40, quelques heures avant le début de la deuxième grève générale de l’année en Espagne, un individu de la 20e chambre de Barcelone a sonné à la porte de mon appartement de la place Universidad. On entendait déjà les hélicoptères de la police, et les pétards des premiers piquets de grève qui mettaient toujours chez nous un petit air de fête. A l’instant précis où mon fils Lucas a ouvert la porte et dit “Maman, c’est un monsieur”, j’ai cessé, je ne sais pas encore pour combien de temps, d’être écrivaine, journaliste et éditrice, pour devenir une expulsée qui pouvait témoigner par écrit, et argumenter devant une caméra. Un récit en direct, à la première personne, c’est pratique et ça fait mouche. La Sainte Trinité du journalisme : objet, sujet et analyse, trois en une.
Maintenant, lecteur, imaginez un terrain aussi grand qu’un pays, une surface genre pampa.
Arrêtez tout et allez-y, imaginez.
Regardez encore : non moins soudainement une de ces deux parties s’effondre dans l’abîme et s’immobilise, suspendue dans le noir
On y est ? Bon, alors regardez cette crevasse énorme, implacable et brutale, comme creusée par l’ongle d’un dieu déchirant la terre, elle coupe cette surface en deux. De la crevasse émane une haleine glacée, celle des Parques. Regardez encore : non moins soudainement une de ces deux parties s’effondre dans l’abîme et s’immobilise, suspendue dans le noir, entraînant tous ses habitants dans sa chute, stupéfaits, ahuris. Et rongés par la culpabilité.
L’autre partie de cette terre que vous avez imaginée, et que nous appellerons Espagne, est restée en haut, craignant d’encourir le même sort, l’attendant même, mais sous une forme moins grave : coupes claires dans les domaines de la santé, de l’aide sociale, des droits récemment acquis par les femmes, baisses de salaire… Leur mécontentement est compréhensible. Mais, en moins de temps que n’a mis le pays à déclarer que sa démocratie était aussi indestructible que frimeuse, les habitants du bloc effondré se sont vus privés de tout. Pour les rognures dont on a privé ceux d’en haut, ils donneraient volontiers santé et avenir.
La débâcle
J’écris d’en bas, de la moitié effondrée. Il y a tellement longtemps que je vis dans le noir que mes yeux se sont habitués à cette obscurité, et je distingue nettement les nouveaux arrivants. En 2009 et 2010, deux millions de travailleurs ont rejoint les rangs des chômeurs. Ceux-ci ne touchent plus rien, l’allocation n’étant accordée que pour deux ans en Espagne. Et depuis 2011, des centaines de milliers de licenciés nous rejoignent. Nous les voyons tomber, nous leur faisons de la place. Nous savons, eux comme nous, que c’est inévitable.
Si on ne vous a jamais coupé l’électricité, l’eau, ou les deux, votre idée de la misère, c’est du toc
D’ici, on distingue à peine ceux qui sont restés en haut, il faut faire un effort de mémoire. Nous savons comment ils vivent, ce qu’ils mangent, ce qu’ils achètent, comment ils s’habillent et se déplacent, parce que nous y étions encore il y a peu. Mais la misère impose ses oublis, et je crois que cela nous sauve un peu. Ceux d’en haut, en revanche, ne nous regardent pas. Ils ne le peuvent pas. Il reste les journalistes, les informateurs qui essaient en vain de raconter la pauvreté, les expulsions, le pourquoi de ce suicide. Comment le pourraient-ils ? Si on ne vous a jamais coupé l’électricité, l’eau, ou les deux, votre idée de la misère, c’est du toc. Voilà pourquoi je peux vous être utile aujourd’hui. C’est l’expulsée qui raconte.
Bien sûr, je suis étonnée d’être là, en bas. Une expulsion est une procédure très longue qui commence par un licenciement, mais qui vous prend de court : comme si vous vous retrouviez tout nu. Tout nu, au cœur de cette grande avenue qu’on parcourait à l’aube en taxi, écroulés de rire, éméchés. Tous les jours, vers 6 heures du matin, la radio de ma table de chevet s’allume, et une expression me balance un coup de poing et me propulse sous la douche : gagner sa vie. La vie, tu ne l’as pas, en effet, tu dois la gagner. Et si tu ne gagnes pas ta vie, tu la perds ? Et tous les jours ça me cueille par surprise, toute nue.
A suivre.
Traduit pour Libération par Claude Bleton 29 07 2013
Transmis par Linsay
Cet article a d’abord été publié en espagnol le 12 décembre 2012 dans la revue en ligne argentine Anfibia.
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