L’os et la moelle
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La présidence portugaise de l’Union européenne, qui a démarré le 1er juillet pour le second semestre 2007, s’est fixée comme "tâche prioritaire" l’adoption du nouveau traité institutionnel dit "traité modificatif". Sa discussion commencera le 23 juillet avec l’ouverture de la Conférence Intergouvernementale (CIG) composée des représentants des Etats membres (avec la participation de trois parlementaires européens) pour se terminer par son adoption au Conseil européen des 18 et 19 octobre à Lisbonne.
Normalement, il ne devrait s’agir que d’une "mise en forme juridique et technique" puisqu’un accord politique, avec un mandat "clair et précis" à la CIG, a été conclu au Conseil européen du 23 juin. Mais des divergences d’interprétation et même des contradictions peuvent déboucher sur des modifications ou des "clarifications". D’après le calendrier prévu, le Traité serait ratifié dans les 27 Etats membres au cours du premier semestre 2008 pour entrer en vigueur le 1er janvier 2009 quelques mois avant les élections européennes. Même si la présidence portugaise a proclamé qu’elle "refusait toute renégociation" et même l’introduction de "clauses de rendez-vous" comme pour les traité précédents, la Commission et le Conseil sont conscients que des obstacles peuvent encore surgir puisqu’ils ont prévu de lancer dès septembre une intense campagne de communication pour promouvoir ce nouveau traité. Ils veulent éviter toute surprise en tirant, à leur façon, les leçons du double non franco- néerlandais.
A NOUVEAU TRAITE, NOUVEAU REFERENDUM
Des grains de sable peuvent être glissés dans cette mécanique bien huilée par l’intervention des peuples au cours des négociations et du processus de ratification. Pour le moment, seule l’Irlande envisage une ratification par référendum qui est obligatoire pour toute révision constitutionnelle. La question reste posée au Danemark, en Grande-Bretagne et aux Pays-Bas. Dans les autres pays, ce serait la voie parlementaire, y compris en France si l’on en croit les déclarations de M. Sarkozy. La bataille du référendum ne fait que commencer. Les Français, qui avaient participé activement aux débats sur les enjeux européens au moment du référendum sur le projet de Constitution européenne, ne veulent pas être dessaisis de leur pouvoir de décision. Ils sont 57%, d’après un récent sondage du "Parisien", à demander que "le traité européen simplifié soit soumis à référendum" (dont 76% qui ont voté non en mai 2005 et 43% qui ont voté oui). Déjà, des pétitions sont lancées pour exiger "A nouveau traité, nouveau référendum". Cette mobilisation doit se poursuivre et s’intensifier pour rassembler au-delà même des partisans du non. C’est ainsi que Jean-Claude Juncker, Premier Ministre du Luxembourg et fervent soutien de la Constitution européenne, reconnaissait dans le journal belge "Le Soir" du 2 juillet : "Le principal souci de certains de mes collègues autour de la table était d’arriver à un accord sur un traité qui pourrait passer sans référendum. Je suis étonné qu’on ait peur des peuples".
UN NOUVEL HABILLAGE
Aujourd’hui, même les fédéralistes européens, qui se lamentaient sur l’abandon du mot "Constitution", avouent que le nouveau Traité reprend l’essentiel du projet de Constitution européenne : "La Constitution est morte, vive le Traité réformateur !". A ceux qui regrettent la disparition des symboles européens (drapeau, hymne) dans le traité, le président de la Commission européenne José Manuel Barroso a répondu dans "Paris Match" du 28 juin : "Les symboles ont peut-être disparu des textes mais pas des faits ! Le débat a même permis de mieux les faire connaître. A la Commission, nous pensons que les symboles sont importants, alors nous allons les promouvoir !"
Pour la majorité du Parlement européen, c’est "un bon compromis qui préserve le cÅ“ur du traité constitutionnel". Jean-Claude Juncker est heureux que "nous ayons été à même de sauvegarder la substance du traité constitutionnel". Contrairement au journal "Marianne" du 30 juin qui sous-estime délibérément ce nouveau traité : "Faut-il accorder tant d’importance à un texte de circonstance ?", les observateurs reconnaissent que le nouveau traité reprend la "substantifique moelle" de la Constitution. En définitive, ils ont gardé la moelle et les peuples l’auront dans l’os... "Le Monde" du 24 juin pouvait titrer : "Les symboles disparaissent, le fond
reste". Effectivement, avec l’extension (pour ne pas dire la quasi-généralisation) de la règle de la majorité, les transferts de souveraineté sont les mêmes en termes d’intensité.
Le droit de veto est supprimé dans 51 domaines supplémentaires (notamment coopération judiciaire et policière, éducation, politique économique).
Le ministre européen des Affaires étrangères s’appelle simplement "Haut représentant pour les affaires étrangères et la politique de sécurité" mais il dispose d’un service diplomatique et garde les mêmes fonctions qui peuvent empiéter sur la souveraineté des Etats. Il risque de devenir rapidement l’instrument de l’alignement sur la diplomatie des Etats-Unis. La personnalité juridique unique de l’Union est maintenue.
Le droit communautaire prime toujours sur le droit national (le transfert de cette notion dans une déclaration ne change rien quant au fond).
L’indépendance la Banque centrale européenne est confirmée, sans contrôle démocratique, hors d’atteinte de tout pouvoir politique et sans aucune extension de ses missions à la croissance (comme le promettait M. Sarkozy). Les contraintes budgétaires imposées par le Traité de Maastricht ne sont pas assouplies.
Les liens étroits entre l’UE et l’OTAN sont toujours aussi forts et ne peuvent qu’entraîner une augmentation des dépenses militaires.
La doctrine de libre-échange est toujours à la base des échanges commerciaux, la libre circulation des capitaux et des marchandises n’est pas remise en cause. Les mécanismes européens inchangés continueront à aggraver les inégalités sociales et régionales, à favoriser une agriculture à plusieurs vitesses, à accélérer l’ouverture à la concurrence et la déréglementation.
Les dangers de dumping social et fiscal ne sont pas écartés.
Seuls points positifs mais avec des limites, les propositions du gouvernement des Pays-Bas (où le non l’avait emporté largement) qui ont été retenues : le renforcement du rôle des parlements nationaux dans le processus législatif européen mais leurs pouvoirs restent encore très limités, une meilleure protection des services d’intérêt général avec l’ajout d’un protocole spécifique qui laisse une marge de manÅ“uvre aux autorités nationales mais avec une référence à la base juridique définie dans l’ex-Constitution qui ne concerne que les services d’intérêt économique général qui restent soumis aux règles du marché intérieur.
UNE CHARTE AU RABAIS
Le maintien du cÅ“ur de la machine libérale dans le nouveau traité a suscité peu de réaction de la part de la Confédération européenne des syndicats (CES) qui a même réclamé le maintien du terme "constitution". Sa préoccupation première était d’intégrer la charte des droits fondamentaux dans le traité et de la rendre juridiquement contraignante. Même sans cette clause, sa valeur juridique a déjà été reconnue par la Cour de justice européenne qui a favorisé une interpénétration lente de la charte dans le corpus juridique européen. Avec le recours à la Cour de justice, qui est essentiellement préoccupée par le respect des règles de concurrence, le risque est grand de voir la charte utilisée pour mettre en cause ou réglementer des droits acquis par les luttes sur le plan national et pour dépouiller les parlements nationaux de leurs prérogatives.
Cette charte est aujourd’hui parée de toutes les vertus même par ceux - notamment dans les organisations syndicales- qui en avaient montré les limites et les dangers lors de son adoption le 7 décembre 2000. Face à ceux qui réclament "la charte, la charte...", il n’est pas inutile d’aller y voir de plus près et d’en analyser le contenu. Certes, elle affirme placer "la personne au cÅ“ur de son action", s’oppose à la peine de mort et à la torture, interdit l’esclavage et le clonage humain reproductif, reconnait la liberté d’expression et d’information, la liberté de conscience, les droits des enfants...En matière de droits civils, elle reprend pour l’essentiel les conventions internationales. Mais, en matière de droits sociaux, elle peut ouvrir la voie à des reculs par rapport à des législations nationales et même par rapport à la charte sociale du Conseil de l’Europe. Les droits ne constituent pas des garanties que la puissance publique doit assurer à ses citoyens, ce ne sont que de simples facultés individuelles que la puissance publique doit respecter. Toute la différence entre "droit d’accès" et "accès effectif au droit" !
C’est ainsi que le droit au travail n’est pas reconnu, la charte y substitue "le droit de travailler et d’exercer une profession librement choisie ou acceptée" et ajoute "tout citoyen a la liberté de chercher un emploi, de travailler". A la place du droit au revenu en cas de privation d’emploi, c’est "le droit d’accéder à un service de placement". Le droit au logement devient "droit à une aide au logement", le droit à la santé " droit d’accès à la santé". La charte "reconnaît et respecte le droit d’accès aux prestations de sécurité sociale et aux services sociaux" mais respecter ce n’est garantir et, sans précision relative au régime juridique, elle ouvre la voie aux assurances privées. Les personnes âgées ont droit "à mener une vie digne et indépendante" mais sans aucune mention du droit à la retraite. Le droit à un revenu garanti ou à une rémunération équitable est ignoré.
Naturellement, "la liberté d’entreprise est reconnue" ainsi que le droit de propriété. Le droit de recourir à des "actions collectives" concerne à la fois" les travailleurs et les employeurs" qui sont soumis au même régime pour ces actions "y compris la grève" ! Fin connaisseur du droit des libertés publiques, Serge Regourd, professeur de droit public à l’Université de Toulouse, avait souligné en analysant le contenu de la charte :" Ne pouvant, dans la meilleure hypothèse, que faire redondance avec les textes antérieurs, la charte paraît constituer un leurre juridique, n’ayant d’autre fonction que de conférer un supplément d’âme symbolique à une réalité qui en manque cruellement (...) Mais une lecture plus attentive des différentes dispositions de la charte fait apparaître en réalité qu’au-delà du leurre, c’est bien d’une régression qu’il s’agit quant à la conception des droits et des libertés en cause".
UN TOUR DE PASSE-PASSE
Des médias complaisants ont abondamment relayé la campagne de communication de M. Sarkozy qui prétendait avoir apporté une réponse au non du peuple français en obtenant de biffer dans l’article sur les objectifs de l’Union une référence à "la concurrence libre et non faussée". Il a même affirmé que ce changement sonnerait le glas de la concurrence en tant qu’idéologie et que dogme en Europe. Ce n’est que de la poudre aux yeux comme le prouve le protocole spécialement consacré au marché intérieur et à la concurrence qui a été intégré au texte final :" Les hautes parties contractantes, compte tenu du fait que le marché intérieur tel qu’il est défini à l’article 3 du traité sur l’Union européenne comprend un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée, sont convenues que, à cet effet, l’Union prend, si nécessaire, des mesures dans le cadre des dispositions des traités...". D’après les juristes, ce protocole a autant de force de loi que toute autre disposition. La commissaire chargée du marché intérieur Neelie Kroes a enfoncé le clou :" Le protocole réitère clairement que la politique de concurrence est fondamentale pour le marché intérieur. Il conserve les règles qui nous ont servi si bien pendant cinquante ans".
De son côté, le patronat européen BusinessEurope, présidé par Ernest-Antoine Seillière, s’est félicité de retrouver dans l’accord du Conseil l’ensemble de ses revendications avec notamment "un système garantissant que la concurrence n’est pas faussée". Effectivement, le principe de "l’économie de marché ouverte où la concurrence est libre" est présent à plusieurs reprises dans les traités. C’est au nom de ce principe, qui constitue le noyau dur de la construction européenne, qu’ont été initiés et que se poursuivent les processus de libéralisation et de déréglementation, notamment dans les secteurs où les entreprises publiques représentaient des pôles de résistance à la libéralisation : télécommunications, transports, aéroports, ports, énergie, poste. La manÅ“uvre de M. Sarkozy à laquelle se sont prêtés les autres chefs d’Etat qui n’y voyaient qu’un "changement sémantique" n’était qu’un tour de passe-passe.
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