La mystérieuse compagnie maritime qui veut conquérir la Corse
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Au moment où, face à la grève des portuaires MEDEF et gouvernement racontent n’importe quoi,
au moment où les forces de police ont agressé des manifestants,
au moment où nombre de médias se font les relais complaisants de ceux qui accusent la CGT de vouloir tuer le port de Marseille,
il nous a semblé important de publier cet article paru en fin d’année 2010 et qui montre qui sont les vrais tueurs du service public, des emplois et cela avec l’argent des impôts...
Vendredi, 26 novembre 2010, la nouvelle majorité territoriale de Corse a traité un dossier stratégique : l’utilisation des importantes subventions allouée par l’État pour offrir des transports maritimes performants à île de Beauté.
Une histoire de gros sous où l’on retrouve une mystérieuse compagnie maritime, coiffée par une holding suisse, à la manœuvre depuis plus de 40 ans dans les eaux turquoise de la Méditerranée. 40 ans d’investissements, de pertes, de lobbying avec un seul but : conquérir l’île de Beauté. Pourquoi tant d’efforts ? Et, à qui avons nous affaire ?
"Ce débat public est un piège ! "
La salle était pleine en ce mardi 9 novembre, à l’hôtel la Madrague, sur la commune de Lucciana. C’est ici que Radio France Frequenza Mora organisait une émission débat sur la question des transports maritimes. Le sujet passionne. Nous sommes sur une île. Pour l’occasion la compagnie appelée communément Corsica Ferries avait loué un car à la société Antoniotti chargée d’amener les salariés des bateaux jaunes pour mettre de l’ambiance. Impossible pour Frédéric Alpozzo secrétaire général de la CGT marins d’intervenir sans encaisser le bruyant mépris d’une horde anti Sncm. C’est sous les sifflets, agrémentés par des insultes, que le responsable syndical a montré un contrat de travail réalisé par une société tampon qui fournit visiblement de la force humaine à bas coût, des marins roumains, pour booster les bateaux jaunes.
Corsica Ferries se vante d’avoir su capter le modèle low cost, qui tombait du ciel, pour l’adapter à la grande bleue. Le Bolkestein des mers joue devant ses supporters : socioprofessionnels, clanistes de tout bord, autonomistes, hommes d’affaires et même médias…
« Ce débat public est un piège, et pas uniquement parce que les jaunes ont rempli la salle avec des gens hostiles. Ils ne sont pas seuls… », commente Charly Levenard délégué CGT- Air France. Quand il s’est hasardé à intervenir en osant un parallèle entre le travail dissimulé pratiqué par les compagnies low cost du ciel et la politique sociale de la « low cost de la mer » , comme aime bien se définir Corsica Ferries, un animateur de la radio publique s’est chargé de lui couper la parole : « Oh Charly, nous parlons du maritime, non pas de l’aérien »…Charly, descend du ciel…
Ici on défend Corsica Ferries, la compagnie maritime fondée par l’homme d’affaires du pays, le Bastiais Pascal Lota. Une compagnie qui aujourd’hui crie au scandale….ou fait semblant de le faire…
Torpiller la SNCM
En effet la nouvelle majorité territoriale s’est rendu compte que l’office des transports (OTC) de la Corse est proche de la banqueroute et a décidé de couper des subventions. Le nouveau président de l’OTC, Monsieur Paul-Marie Bartoli, va donc proposer de supprimer « l’aide sociale » aux passagers transportés. Une subvention mise en place en 2002 et qui a rapporté depuis plus de 100 millions d’euros à la Corsica Ferries… En même temps Monsieur Bartoli va aussi proposer de mettre un terme à une autre subvention. Celle destinée au service public complémentaire( transports des passagers en haute saison) au départ de Marseille, un service assuré par les ferries de l’ancienne compagnie nationale SNCM. Désormais, si la proposition du nouvel exécutif de la Corse devait être adoptée, seuls les cargo mixtes, ( fret + passagers), au départ de Marseille (et peut-être aussi de Toulon) auront droit à l’enveloppe de continuité territoriale. La SNCM perdrait ainsi quelque 32 millions d’aides par an…
Face à cette situation quelle va être la réaction de Veolia, devenue après la privatisation de la compagnie nationale, le principal actionnaire de la SNCM ? . Veolia a toujours pris le soin de bien spécifier que son engagement était soumis au fait que la Collectivité territoriale de Corse maintienne en l’état les actuelles conditions du contrat de service public du transport maritime…Dans le cas contraire, Veolia pourrait décider de se retirer, en causant le naufrage de la SNCM.
Un séisme social qui offrirait un monopole de fait pour les transports des passagers entre le continent français et l’Île de Beauté, à Corsica ferries qui récupérerait, mécaniquement, des centaines de milliers des clients. Jackpot. Et pourtant…Cette solution ne semble pas satisfaire la compagnie « low cost ». Elle ne veut pas renoncer aux 16 millions de subventions annuelles dévolues au trafic des passagers depuis les ports de Toulon et Nice. Comme souvent, les compagnies low cost sont surtout gourmandes….
Du MEDEF, jusqu’au mouvement nationaliste : de solides réseaux insulaires !
Mais qui se cache donc derrière cette mystérieuse compagnie maritime qui est passée du pavillon panaméen à celui italien « deuxième registre » : le registre international qui offre une exonération totale des charges sociales employeur et salarié ?
Quels intérêts propulsent les bateaux jaunes dont le but semble être celui de conquérir la Corse ?
Corsica ferries s’intéresse aussi bien à l’immobilier, à la grande distribution, aux institutions financières et, last but not least [1], à l’information. Elle fait en effet partie d’un « cartel » d’actionnaires ( grande distribution, industrie touristique, institution financière) qui vient de donner vie à un nouveau quotidien. 24 ore in Corsica…Un titre qui tire, pour l’instant, en pure perte. Il faut bien admettre que Corsica Ferries est soutenue par des solides réseaux insulaires. Des réseaux qui vont du MEDEF corse, jusqu’au mouvement nationaliste.
Le 11 novembre dans l’hebdomadaire Arritti, tendance « national-moderé » et dont le propriétaire n’est autre que Max Simeoni (le frère d’Edmond,le héros d’Aleria, le « père de la lutte »), une publicité de Corsica Ferries occupe toute la quatrième de couverture. Tandis qu’à la « une » est annoncé un article du député européen d’Europe Écologie également dirigeant du Parti de la Nation Corse, François Alfonsi, qui torpille, tout au long d’une page, la SNCM, la compagnie rivale…
Une chose est sûre, mis à part Alain Mosconi, le responsable des transports du syndicat nationaliste STC, il est bien rare d’entendre une critique venant du mouvement nationaliste envers les « jaunes », bien au contraire… Revenons à notre question : quels intérêts se cachent derrière le nom commercial Corsica Ferries ? Essayons d’y voir de plus près.
Une enveloppe bien garnie
La Corse est une île de 300 000 habitants. Elle dispose néanmoins de 7 ports et de 4 aéroports. Des infrastructures bien disproportionnées si l’on considère qu’à part le flux touristique concentré au mois de juillet et août, l’île dispose d’une économie invisible. Un vrai désert….Mis à part la spéculation immobilière et la captation de l’argent public : pas d’affaires à l’horizon !
Sans subventions publiques, aucune compagnie de transport ne pourrait desservir l’île d’une façon régulière. C’est pour cette raison, que l’État Français, avec l’accord des autorités européennes, a doté la Corse d’une enveloppe de continuité territoriale.
Contrairement à tous les autres pays européens, la France permet, depuis 1991, à la Corse de gérer directement cette dotation budgétaire d’État. Une enveloppe bien garnie qui s’élève à quelque 180 millions d’euros par an, dont un peu plus de 100 millions sont engagés pour subventionner les transports maritimes.
Cette dotation équivaut à la moitié du budget de la Collectivité Territoriale Corse (CTC).
D’une façon bien surprenante, en 2002, la CTC a imaginé un système de distribution des subventions assez original, qui ne concerne pas seulement la délégation de services publics soumis à appels d’offres. La ligne Corse-Marseille est soumise à un appel d’offres. Le trajet est long. Le double de celui entre Nice et l’île de Beauté. Et le cahier des charges très contraignant. La compagnie qui arrive à arracher cette délégation de service public doit relier, été comme hiver, la cité phocéenne à tous les ports de l’île de Beauté, excepté Bonifacio… Un nombre de destinations( 6 ports) qui explique pour une part que la facture soit conséquente. Elle correspond néanmoins au service rendu, comme l’a très précisément spécifié, le 30 octobre 2001, la Commission européenne.
Sur les lignes vers Toulon et Nice, la CTC verse aussi des subventions. Sans devoir participer à aucun appel d’offres, les compagnies qui acceptent de respecter un cahier de charges très allégé, du very soft, reçoivent une subvention entre 15 et 20 euros par passager « social » transporté (depuis 2009 cette subvention a été réduite à 12 euros). Qui est un passager « social » ? Résidents en Corse, handicapés, familles nombreuses, militaires, jeunes de moins de 25 ans…
Le rapport de la Chambre Régionale des Comptes
Un problème se pose pourtant : qui contrôle le nombre de passagers « sociaux » transportés ? Personne, comme l’a très exactement constaté la Chambre Régionale des Comptes.
Résultats des courses, en appliquant ce système de doubles subventions qui se concurrencent, la Collectivité Territoriale de Corse a non seulement payé bien plus, mais elle a aussi permis d’écrémer une importante tranche de trafic à l’ancienne compagnie nationale, la Sncm, qui en partenariat avec la CMN, assure la délégation de service public entre Marseille et la Corse. Mais ce n’est pas tout.
Ce système de doubles subventions a aussi plombé les comptes de l’Office de transport de la Corse ( OTC ) , l’organisme chargé de gérer l’enveloppe de continuité territoriale.
« L’OTC ne devrait ainsi plus disposer de réserves à la fin de l’exercice 2010, alors que celles-ci dépassaient 40 M€ en 2001… » Date à laquelle « l’aide sociale »( la subvention bis) a été instaurée…Ensuite, souligne encore le rapport de la Chambre Régionale des Comptes « Les mesures d’aide sociale accordées aux passagers consomment, dès le premier exercice, près de 14 M€ pour finalement atteindre 18,9 M€ en 2008 (+ 36,8 % sur la période de 2002 à 2008). La progression du coût de ce dispositif est continue et particulièrement soutenue en fin de période (+ 15,3 % entre 2006 et 2007)… Le déficit structurel cumulé de l’office au cours de la période examinée, compte tenu aussi de ses propres dépenses de gestion (voir notre édition du 16 novembre), avoisinait ainsi les 20 M€ à la fin de l’année 2008. »
Mais à qui a donc profité la manne financière de ces subventions atypiques, de cette « aide sociale » ?
Le rapport de la juridiction administrative est très clair : « Un changement profond des modalités économiques du secteur a permis, en peu de temps, à la Corsica Ferries d’asseoir une position prédominante. Elle enregistre, dans un délai relativement court, une croissance de trafic de plus de 120 % ».
C’est ainsi qu’avec des obligations minimales, [2] la compagnie maritime communément appelée Corsica Ferries a pu capter des millions d’euros de subventions publiques. Ce n’est pas rien…D’autant plus qu’il n’existe aucune compagnie maritime au monde ( ni aucune société commerciale) correspondant au nom exact de Corsica Ferries.
Corsica Ferries : une compagnie « fantôme » ?
Corsica Ferries n’est rien d’autre qu’un simple « nom commercial » comme nous l’a affirmé , son directeur Monsieur Pierre Mattei.
Corsica Ferries, est donc une compagnie « fantôme » ? Pas tout à fait…Mais presque.
Il existe, c’est vrai, une compagnie s’appelant Corsica Ferries France SAS, dont le siège est à Bastia. Elle a été crée en 1963 par l’homme d’affaires du cru, Monsieur Pascal Lota. Cette société est, à son tour, contrôlée par un holding intermédiaire qui s’appelle Lota Maritime, dont le siège est également à Bastia. Mais, il y a un hic. Dans les comptes consolidés de Lota Maritime n’apparaissent que deux navires.
Qui contrôle donc les autres bateaux de la flotte jaune, qui en revendique 14 ? « C’est le holding de tête du groupe, Lozali SA », nous a affirmé Pierre Mattei, le directeur général de Corsica Ferries France. Le holding n’est pas domicilié en Corse, mais bel et bien dans le canton de Genève. En Suisse. Quant au principal armateur de la flotte des bateaux jaunes, qui battent, tous, pavillon « italien international », un pavillon qui offre une exonération totale des cotisations sociales employeur et salarié, il s’appelle Forship SPA [3].
Forship SPA est une société basée à Gênes, en Italie. Où est donc le vrai siège social de Corsica Ferries ? A Gênes ou à Genève ? Nous aimerions bien le savoir.
Naviguer à perte ?
Corsica Ferries se définit avec fierté : « Une entreprise avec un actionnariat familial corse et stable empêchant tout accident ou stratégie boursière ». Décidément nous ne comprenons pas en quoi un tel type « d’actionnariat familial », fusse-t-il corse, peut mettre une société à l’abri d’un coup de tabac.
Une chose est sûre, Corsica Ferries, s’est positionnée depuis les années 60 sur un marché, celui de la Corse qui, il faut bien le reconnaître, est plus que limité. Pourquoi ? Pourquoi naviguer en pure perte pendant 40 ans ?
Corsica Ferries possède une structure originale. Dans son organigramme apparaissent plusieurs holdings qui comprennent plus d’une quinzaine de sociétés.
En 1999, le tribunal de Luxembourg menaçait Tourship Group, qui jusqu’à l’année précédente contrôlait Corsica Ferries France, de liquidation judiciaire, la société enregistrant des pertes égales « aux trois quarts du capital social » et connaissant même « une absence de fonds propres ».
Le 27 janvier 2000, le cabinet Deloitte et Touche, réviseur d’entreprises au Luxembourg, précisait qu’en raison « de l’incertitude résultant de la dégradation de la situation financière de Tourship group S.A., nous ne pouvons pas nous exprimer sur les comptes consolidés ».
Le 23 janvier 2001, Marc Muller, commissaire aux comptes luxembourgeois écrivait aux actionnaires de Tourship Group : « La perte cumulée au 31 décembre 2000 dépasse les trois quarts du capital social ce qui entraîne… l’obligation pour les actionnaires de se prononcer quant à la question de la continuation de l’activité de la société ».
Le premier octobre 2001, Vafa Moayed, au nom du cabinet Deloitte et Touche, adresse une lettre recommandée à Tourship Group : « Nous avons le regret de vous informer que nous avons démissionné avec effet immédiat de notre mandat de la révision légale des comptes annuels et de comptes consolidés de Tourship Group S.A ». Sans commentaire.
Mais dès que la justice luxembourgeoise a commencé à s’intéresser de trop près à Tourship Group, un autre holding, Lozali SA, immatriculé en Suisse, a pris le relais en prenant le contrôle du groupe dont fait partie Corsica Ferries France SAS. Il faut bien admettre que dans le pays des Helvètes, Lozali SA n’est plus obligé de publier ses comptes…L’opacité règne. Le cabinet d’analyse financière Alpha Secafi, après avoir réalisé plusieurs rapports, en 2000, 2003 et 2004, sur Corsica Ferries et les holdings Tourship Group et Lota Maritime, précisait qu’il existait des « interrogations sur la partie maritime des résultats (…) la partie maritime enregistre des pertes de près de 8 millions d’euros ». Noir sur blanc.
Dans l’actionnariat historique du groupe, le holding Tourship Group SA, le plus gros actionnaire était une banque. Plus précisément la Banque du Gothard. Cette banque suisse était autrefois la propriété du Banco Ambrosiano, la banque proche du Vatican qui était aussi soumise à l’influence d’un certain Licio Gelli, le grand maître de la loge maçonnique occulte et putschiste P2. La banque du Gothard a été citée dans plusieurs affaires financières bien opaques : depuis le crack du Banco Ambrosiano, jusqu’au Kremlin-Gate, l’énorme scandale financier mondial de l’époque Eltsine.
Aujourd’hui qui possède quoi dans Corsica Ferries ? Pourquoi ni le ministère de l’Économie, des Finances et de l’Industrie français, ni la Collectivité territoriale de Corse ne demandent-ils tous les comptes de Corsica Ferries, à commencer par ceux du holding de tête du groupe, Lozali SA ? Cette démarche ne serait pas extraordinaire vis-à-vis d’une société, coiffée par un holding suisse, qui perçoit néanmoins des subventions financées par les contribuables français…Ou serait-ce trop demander ?
Enrico Porsia
Bakchich
Transmis par Edmond
[1] Le dernier mais non le moindre
[2] contrairement aux compagnies qui assurent la délégation du service public depuis Marseille, celles qui touchent l’aide sociale depuis Toulon et Nice ne sont pas obligées de desservir tel ou tel port de l’île. C’est la compagnie qui choisit. Quant à l’obligation d’assurer la ligne choisie elle est de 3 jours minimum en haute saison et d’un jour hebdomadaire en basse saison
[3] Fin 2009, les armateurs italiens se sont inquiétés des réductions budgétaires italiennes pouvant affecter le financement des avantages fiscaux du secteur maritime qui coûteraient de 100 à 150 M€ à l’Italie.
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