Pourquoi Marx redevient capital ? (1)

mercredi 28 mars 2012
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Significatif qu’un journal comme Marianne s’intéresse à Marx au point de publier une enquête en plusieurs volets sur l’actualité du marxisme.
Marx capital ? On est bien d’accord !

Philippe Petit prolonge dans Marianne2 l’enquête « Pourquoi Marx redevient capital ? » publiée dans le numéro actuellement en kiosque. Premier volet, un entretien avec Jacques Bidet, directeur honoraire de la revue « Actuel Marx » et auteur de l’Etat-monde.

Marianne : La crise financière de 2008 et ses suites, signent-elles selon vous le retour d’une certaine actualité des thèses de Marx concernant les rapports de l’Etat avec ceux qu’ils nommaient « les fondés de pouvoir du capital » ?

Jacques Bidet : Cette crise, pour tout observateur, est révélatrice de problèmes structurels. Diversement interprétables, il est vrai. Beaucoup, y compris à droite, sont prêts à admettre qu’elle relève d’un pouvoir exorbitant du capital financier, qui échappe à tout contrôle. Les divergences commencent quand on se pose la question de savoir quelle sorte de contrôle devrait s’exercer sur la propriété capitaliste, sur les capacités d’initiative et d’emprise économique et politique qu’elle procure.

C’est là la partie conflictuelle qui se joue dans les Etats-nations. Le pouvoir d’État, officiellement du moins, appartient aux citoyens, capables d’imposer des lois qui limitent les droits de propriété (on ne peut produire n’importe quoi, utiliser n’importe comment la terre et les forces de travail, il y a notamment un droit social), et qui permettent qu’une partie de la production soit, via l’impôt, organisée dans des formes non marchandes (voir éducation, santé, etc.). L’Etat-nation définit un contexte où le marché n’est pas tout puissant : le contexte dans lequel sont apparues des tentatives dans le sens du « socialisme ». Avec des résultats fort variables, comme on le sait.

Mais, à partir des années 80, le cadre national de production s’est trouvé dépassé, notamment en raison des capacités d’organisation à l’échelle planétaire que procurait l’informatique. Les grands intérêts capitalistes se sont ainsi trouvés en mesure d’ébranler les pouvoirs nationaux (ceux, du moins, des nations dominées) et d’imposer un système de dérèglementation universelle. Le capital financier a, dès lors, pu se lancer dans une conquête générale de toutes les sources possibles de profit — richesses naturelles, entreprises publiques, avoir des particuliers — et en est arrivé à des aventures spéculatives conduisant les banques à la faillite et les populations à la ruine. Selon un jeu de dominos dont on attend la suite.

Il n’est cependant pas très évident que cette situation fonde un « retour de Marx ». Comme on le proclame un peu vite. Prise à la lettre, la théorisation de Marx conduisait au projet d’une « abolition de la propriété privée et du marché ». Ce sont là ses formulations. La révolution bolchevique s’inscrivait dans ce droit fil. On reste cependant dans l’esprit de Marx quand on se représente que la vraie « révolution » consiste plutôt à vaincre le pouvoir du marché. Mais seul l’État-nation fournissait le cadre d’une certaine emprise possible d’une organisation commune sur le marché capitaliste. Or le problème se trouve désormais, pour une part du moins, transféré à l’échelle du monde. Ce que l’on appelle aujourd’hui « le marxisme » développe sa critique mondiale contre la domination systémique des Centres vers les Périphéries. Á juste titre. Mais cela ne devrait pas empêcher de voir que ce « système-monde » s’entrelace désormais étroitement à un « État-monde ». C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’une réflexion héritière de Marx devrait pousser son analyse.

La lutte « moderne » des classes

M. : La lutte des classes demeure-t-elle un concept opérant ?

J.B. : Tout dépend de ce que l’on entend par « classe » et par « lutte ».
Il faut, selon moi, reconsidérer le schéma marxiste traditionnel de structure de classe. Je me réfère à la thèse selon laquelle la domination de classe, à l’époque moderne, découle d’une « instrumentalisation de la raison », c’est-à-dire des deux « formes de coordination rationnelle à l’échelle sociale », comme disent les économistes, soit d’une part le marché et d’autre part d’organisation. Marx a développé le premier volet : il a montré que le traitement de la force de travail comme une marchandise fait du marché un marché capitaliste.

Mais le rapport d’organisation, qui divise en dirigeants est dirigés dans toutes les configurations sociales constitue l’autre facteur de classe. La classe dominante comporte donc deux forces sociales, à la fois conniventes et antagonistes, dont l’une monopolise la propriété sur le marché, et l’autre la « compétence » dans les rapports d’organisation de la production et de la culture. Ce second volet est celui qu’étudient Bourdieu en termes de « capital culturel », et Foucault en termes de « savoir-pouvoir ». Quant à l’autre classe, elle n’est pas seulement une classe dominée : c’est la « classe fondamentale », le peuple au sens fort du terme. Ce n’est pas seulement une « classe ouvrière ». Elle rassemble la grande masse de la population : salariés du privé ou du public, « indépendant », ou chômeurs.

La lutte moderne de classe advient d’en haut en termes d’exploitation et de domination. D’en bas, son objectif est d’abaisser et si possible de briser cette force supérieure ; elle vise à réaliser l’unité entre les différentes fractions de la classe fondamentale ; elle implique une alliance stratégique avec le pôle des « compétents » en vue de briser leurs liens de connivence avec les « capitalistes ». C’est du moins ainsi qu’un Machiavel du peuple définirait la stratégie.

La « lutte des classes » diffère de la guerre entre les nations en ce qu’elle se développe toujours, d’en haut comme d’en bas, à l’époque moderne du moins, sous l’invocation du même principe universel d’égalité et de liberté. Les uns s’engagent à le faire advenir, les autres pour dire qu’il est réalisé, autant que la chose est possible. C’est pourquoi la lutte de classe n’est pas visible d’en haut, sauf quand le choc est violent.

Le « matérialisme historique » selon Marx

M. : Que retenez vous essentiellement de Marx ?

J.B. : Son programme scientifique consiste à considérer dans chaque société l’interaction entre le politique, l’économique, le social, le juridique et le culturel. C’est ce qu’on peut appeler le « matérialisme historique ». Marx n’a pas inventé cela, mais il a fourni la bonne piste : considérer comment la production de la vie matérielle se trouve configurée dans des rapports de propriété et de pouvoir, qui ne sont pas seulement des rapports entre des individus mais aussi entre des classes, c’est-à-dire selon des clivages qui se reproduisent. Il faut donc penser en termes de classes.

La question posée ouvre à l’infini… L’important est, me semble-t-il de souligner que Marx n’est pas seulement un philosophe. Il se place sur le terrain de la science (sociale). Sa théorie est donc à interroger en termes de vrai et de faux. Elle comporte, à mes yeux, une erreur, une déficience essentielle. Il avance l’idée fausse d’un remplacement du marché par une organisation supposée « concertée » entre tous. Il ne voit pas que dans cette organisation se profile un autre pouvoir de classe. Il le pressent. Il le souligne dans ses remarques critiques sur le Programme de Gotha : l’emprise du « travail intellectuel » sur le « travail manuel », en d’autres termes l’emprise du « savoir pouvoir » sur le peuple travailleur. Mais il en fait un problème à régler plus tard. On connaît la suite à l’Est. Mais la question se pose aussi au sein des sociétés de l’Ouest. Car on ne peut réduire la classe dominante aux seuls capitalistes : elle comporte deux pôles, disons (aujourd’hui) la « finance » et « l’élite », selon les privilèges reproductibles de la propriété et de la compétence.

Il y une seconde déficience de son approche. Il montre bien comment une classe dominante s’empare des moyens de production, selon un processus structuralement reproductible. Mais il ne se pose jamais la question de savoir comment une communauté humaine (une nation par exemple) peut se déclarer maître d’un territoire, dire « ceci est à moi », et reproduit ce privilège. Ses concepts permettent l’analyse des rapports de classe, non l’analyse des rapports entre nations et autres territoires. D’où la difficulté historique du marxisme à comprendre les problèmes de l’Etat-nation, du colonialisme (même si les marxistes furent les pionniers de sa critique), et aujourd’hui la complexité de l’Etat-monde.

Marx et le Marxisme

M. : Faites vous une différence entre Marx et le marxisme ?

J.B. : Le marxisme est, trivialement, l’ensemble des approches qui héritent des vues de Marx : un ensemble divers et contradictoire. On peut aussi appeler « marxisme » la grande utopie émancipatrice du XXe siècle, qui a profondément contribué à une certaine humanisation du monde où nous vivons. Le mot utopie est à prendre en positif, et il lui correspond une part de vérité, comme telle encore inaccomplie.

Il y eut le marxisme des Internationales, puis le marxisme de l’Est. A partir des années 60 du siècle dernier, le marxisme à donné lieu à une grande diversité de courants plus ou moins en guerre entre eux. Aujourd’hui, ces diverses recherches tendent à se fondre dans un marxisme plus ou moins œcuménique, qui rassemble les héritages du léninisme, de Gramsci, de l’Ecole de Francfort, des théories du système-monde, d’Althusser, des Cultural Studies, du féminisme radical, de l’écologie politique…, qui se nourrit de Bourdieu et Foucault, etc… Le marxisme n’existe plus comme système fermé. Cela ne veut pas dire qu’il ne reproduise pas certaines déficiences qui viennent de loin, c’est du moins ce que j’ai suggéré.

M. : Les nouvelles générations s’emparent-elles de Marx aujourd’hui ?

J.B. : Il y a assurément un intérêt nouveau pour Marx, notamment dans la jeunesse des universités, et plus largement dans les nouveaux courants de la critique sociale et du militantisme de terrain. Du côté de l’écologie, de « l’indignation sociale », du post-colonialisme, des luttes pour l’école, l’emploi, etc. Cela va avec une lecture nouvelle. On pose aux écrits du passé des questions nouvelles. On aborde Marx sans complexe (on peut le voir dans des travaux d’étudiants et de jeunes chercheurs : Marx n’est plus tabou, il est projeté dans un temps plus long, ce qui ne l’empêche pas de le traiter comme un contemporain).

D’un autre côté, le marché du livre tend à proposer des versions assez frustes du « marxisme ». Le succès est assuré aux auteurs charismatiques qui sauront parler dans les meilleurs termes du grand « vampire » capitaliste. De quoi inspirer quelque mouvement de révolte. Mais cela fait aussi partie de ce que les puissances médiatiques accordent volontiers au peuple. 


Rédigé par Philippe Petit le 21/03/2012 source Marianne 2

Transmis par Linsay



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