Pourquoi Marx redevient capital ? (3)
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Philippe Petit prolonge dans Marianne2 l’enquête « Pourquoi Marx redevient capital ? » publiée dans le numéro 778. Pour ce troisième volet, une interview de Bruno Tinel, maître de conférences en économie à l’université Panthéon-Sorbonne et chercheur au Centre d’économie de la Sorbonne, dont les recherches portent notamment sur la dette publique.
– Marianne 2 : La crise financière de 2008 et ses suites signe-t-elle, selon vous, le retour d’une certaine actualité des thèses de Marx concernant les rapports de l’Etat et du capital ?
– Bruno Tinel : Le vingtième siècle a montré que l’Etat peut ne pas être invariablement et mécaniquement le fondé de pouvoir du capital. En effet, un compromis de classe spécifique entre les salariés et une fraction des classes dominantes (celle qui maîtrise la technostructure de l’administration et des grandes entreprises, bref les cadres -cf. Duménil & Lévy) associé à un contexte international spécifique (clivage Est-Ouest, menace soviétique, PC nationaux forts liés à l’URSS) et une configuration macroéconomique singulière conduisant pour la première fois au plein emploi et ce durant plusieurs décennies. Tout cela se combinant a permis de faire éclore quelque chose de radicalement nouveau et de pousser son développement assez loin : l’Etat social. Il n’a heureusement pas disparu aujourd’hui, et sa résilience est grande.
Néanmoins, l’avènement du néolibéralisme, concomitant de la disparition à la fois de la menace soviétique et du plein emploi (est-ce un hasard ?), a profondément modifié les compromis de classes dans la plupart des pays capitalistes avancés, ce qui a stoppé les avancées sociales depuis le début des années 1990 et fragilisé ce qui existait déjà. Avant même la crise entamée en 2008, il était clair que l’Etat avait été repris en mains par les classes dominantes sur la base d’un compromis entre elles excluant l’essentiel des travailleurs (salariés ou non). La crise actuelle n’a fait que révéler plus clairement ce basculement, et ce de manière caricaturale dans certains pays (cf. crises politiques récentes en Grèce ou en Italie). Ce qui est intéressant aujourd’hui c’est que les solutions proposées par le rapport politique de classe ne font qu’approfondir la crise et les problèmes qu’elles sont sensées résoudre ; ceci est d’ailleurs semble-t-il perçu par une partie importante de la population sans pour autant qu’un nouveau compromis de classe en rupture avec la haute finance n’émerge pour l’instant.
L’importance de la lutte des classes
– M. : La lutte des classes demeure-t-elle un concept opérant ?
– B.T. : C’est l’idée la plus fondamentale du message de Marx, c’est aussi l’idée la plus combattue et tournée en ridicule par ses détracteurs. Cette idée est en elle-même subversive de deux points de vue interdépendants. Du point de vue politique d’abord : elle est un outil qui permet de mieux clarifier les enjeux et de désigner l’adversaire (si ce n’est l’ennemi) et donc d’exister en tant que force sociale agissante pour ses propres objectifs. Du point de vue des sciences sociales ensuite (pour lesquelles il faut rappeler l’impossibilité de la neutralité axiologique), mettre en lumière les phénomènes sociaux et économiques liées aux rapports de classe, c’est raconter une tout autre histoire que celle que l’on sert habituellement aux étudiants ; c’est aussi la sortir de la complicité (plus ou moins active) dans laquelle elle se trouve par rapport aux classes dominantes qui tirent parti à ce que les rapports de classes soient niés par la Science elle-même, celle-ci contribuant dès lors à reproduire les hiérarchies qu’elle ne veut délibérément pas désigner. Enfin, ceci est surtout valable pour la dite « science économique », aujourd’hui sclérosée à un point inimaginable pour le profane : ici plus qu’ailleurs l’idéologie revêt les atours de la science en s’appuyant sur l’attraction formaliste.
– M. : Que retenez-vous essentiellement de Marx ?
– B.T. : La lutte des classes, je viens de le dire. Mis à part cela, il y a chez Marx autre chose de très important que l’on ne trouve pas ailleurs : la volonté de saisir la réalité sociale, économique et politique non seulement dans sa dimension systémique (essayer de dégager toutes les interdépendances structurales) mais aussi dans son aspect historique (comment émergent les choses nouvelles dans un cadre institutionnel donné). C’est tellement ambitieux que cela ne marche jamais complètement bien entendu, il faut toujours reprendre l’analyse, surtout au regard des transformations dont nous sommes témoins. Mais je crois profondément que c’est cela qu’il faut garder à l’esprit pour essayer de dire quelque chose qui ait un peu de pertinence. Voilà pourquoi, au niveau scientifique, il faut nécessairement plusieurs outils : narration historique, études de cas, modèles mathématiques, statistiques, économétrie, discussion interprétative etc.
L’autre grande idée que nous enseigne Marx : Robinson sur son île, c’est une blague. L’homme isolé qui invente tout ce qu’il lui faut et fait tout tout seul, c’est simplement faux. On produit et on invente avec les autres, ce que l’individu fait librement il le fait dans un cadre social donné, avec tout ce dont il a hérité de ceux qui l’on précédé, bref : le génie est d’abord le résultat de la combinaison et de la conjonction des efforts humains. Chacun doit beaucoup aux autres, y compris concernant les choses les plus élémentaires de nos existences. Marx lui-même devait beaucoup aux autres, il n’a cessé de les citer dans ses textes, de les engueuler, de les critiquer et de leur rendre hommage. Il devait aussi beaucoup à Engels et il le savait. Il savait parfaitement que « nous ne sommes que des nains montés sur les épaules de géants pour voir plus loin qu’eux ». Lui-même était juché sur les épaules de plusieurs géants, et il est grand temps à notre tour d’oser à nouveau lui grimper sur les épaules.
La « machine à penser » de Marx
– M. : Quelle différence établissez-vous entre Marx et le marxisme ?
– B.T. : Au sens littéral, il est difficile de ne pas voir la différence entre un homme (et son œuvre) et ce qui se rapporte à l’interprétation de ses écrits. Il est de bon ton aujourd’hui de dire que Marx c’est bien (ou au moins respectable) mais que le marxisme c’est mal. Certains marxistes d’ailleurs répètent aussi cela parfois, sans doute pour conjurer les soupçons de stalinisme qui pourraient peser sur lui (ou elle). Néanmoins, LE marxisme n’existe pas et n’a jamais existé : il y a toujours eu plusieurs courants et sous-courants se réclamant de cet auteur, tout simplement en raison même de la richesse de son œuvre il est possible d’avoir des interprétations divergentes sur des questions innombrables. Il faut comprendre une chose très simple : Marx, comme peu d’autres auteurs, a bâti une machine à penser, il nous donne des outils pour interpréter, analyser, critiquer, construire. A partir de là, on peut aller dans des tas de directions selon les nécessités et les envies de ceux qui s’en saisissent.
Mais donc on est obligé d’admettre que lire Marx dans son coin et en parler dans son coin, ça ne veut pas dire grand chose ; dès lors que l’on s’adresse aux autres, on est obligé d’entrer dans une intersubjectivité telle qu’un « isme » va apparaître au bout d’un moment. Est-ce grave ? Non, ça veut dire qu’on essaie de se comprendre ; ce qui est gênant c’est quand le « isme » devient un carcan qui empêche de penser librement, c’est arrivé une fois avec l’œuvre de Marx et cela pourrait très bien revenir tout comme avec n’importe quel auteur ou système de pensée. D’ailleurs aujourd’hui, le carcan vient du « camp » d’en face avec tout son prêt à penser et ces mots qui s’amoncèlent presque automatiquement les uns sur les autres. Comme n’importe quel système de pensée, celui de Marx ne sera que ce que l’on en fera. Il faut ajouter là aussi qu’il serait très dommage de ne pas lire les marxistes qui nous ont précédés dans cette tâche, leurs interprétations peuvent encore nous servir pour résoudre certains des problèmes que nous nous posons, même si le contexte a changé. Aucune génération ne peut prétendre tout recommencer tout seule, c’est valable aussi dans la lecture et l’utilisation de l’œuvre de Marx. D’ailleurs, j’ai dit tout à l’heure qu’il nous fallait (re)monter sur les épaules de Marx, mais en fait ce n’est pas tout à fait vrai : nous devons remonter sur les épaules des marxistes ! Sans cela, on ne va faire que répéter des choses tout à fait plates et déjà dites et redites, mais certains (c’est leur métier) aime bien redécouvrir l’eau chaude. Dernière chose : pas plus que l’on ne peut prétendre avoir lu tous les exégètes de Marx, on ne peut pas non plus prétendre faire comme s’il n’y en avait pas eu avant soi (sinon on enfonce des portes ouvertes et on se paie la tête de son lecteur).
– M. : Ce n’est pas la première fois que l’on consacre un article sur l’actualité de Marx. J’imagine que le thème du retour à Marx ne vous satisfait pas. De même que celui de sa mort annoncée. Quels sont selon vous les pièges à éviter lorsqu’on se réfère à la figure de Marx, à ses textes surtout ?
– B.T. : Il est de bon ton de dire que Marx n’a rien vu du capitalisme moderne car il a été le témoin du capitalisme à la papa avec un entrepreneur capitaliste qui est directement aux prises avec les salariés et son affaire commerciale. Mais ce n’est pas tout à fait vrai : Marx a perçu l’essor de la finance et la séparation de la propriété et du contrôle, on trouve ça dans le livre 3 du Capital, notamment avec la notion de capital porteur d’intérêts. Il n’a donc pas pu réfléchir en profondeur sur les crises financières en tant que telles, même s’il nous a donné les bases pour réfléchir sur la notion de crise ; lesquelles sont plus ou moins niées par la pensée dominante.
Rédigé par Philippe Petit le 26/03/ 2012 source Marianne 2
Transmis par Linsay
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