Et pourquoi pas des états généraux ?
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« La mobilisation sociale, politique et intellectuelle de ces hommes et de ces femmes, écrit Christian Maurel, nous parle encore. N’y aurait-il pas quelque pertinence aujourd’hui à réunir des États Généraux de la Nation, en ces temps de crise, de déréglementation du travail et des services publics, de redéploiement des inégalités, de dangers pour l’avenir de la planète ? »
Et puisque cela peut nous parler, pourquoi ne pas écouter ?
Ne dit-on pas que l’émancipation des travailleurs doit être l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes ?
Les Cahiers de doléances et les Etats Généraux de 1789 : un grand moment social, politique et d’éducation populaire.
On a toujours trop tendance à réduire ce grand moment historique à sa dimension sociale et politique. Certes, cette dimension est essentielle au regard de ce qui s’annonce et qui fera évènement et Histoire. En effet, comme l’écrira Jean Jaurès dans sa monumentale « Histoire Socialiste de la Révolution Française »,« toute la Révolution est contenue dans les Cahiers : les moyens étaient marqués comme les buts... Et tous, ou presque, tracent avec précision le plan administratif et politique de la société nouvelle ». [1]
Mais cette transformation révolutionnaire de la société n’est possible que parce que le processus d’élaboration des Cahiers de doléances - qui donnera le ton inattendu (par le pouvoir monarchique) des États Généraux, de leur ouverture le 5 Mai au Serment du Jeu de Paume le 20 Juin - est un grand moment culturel et d’éducation populaire. Ce processus est fait d’expressions, de débats contradictoires qui témoignent de la complexité agissante du Tiers- État (par exemple, chez les paysans, le droit très controversé de glanage et de vaine pâture), d’écrits d’une grande richesse, de revendications précises de droits nouveaux largement formulées.
Ces savoirs partagés, construits à la fois à partir des situations vécues et des aspirations des « Lumières », témoignent d’une puissance collective d’agir insoupçonnée jusqu’alors et ouvrent les chemins d’une émancipation autorisant ce qui était auparavant interdit et permettant de sortir de la place assignée par les déterminations liées à la naissance et à la fortune. A travers les Cahiers de doléances, le peuple se fait le témoin et lecteur de sa propre condition. « C’est tout un monde de souffrances et d’abus, c’est aussi tout un monde d’institutions nouvelles qui est contenu et ramassé en chacun des Cahiers... On y pourrait prendre des notes innombrables sur le détail même de la vie sociale » écrit Jaurès [2].
On y retrouve là, à grande échelle, à la dimension d’une Nation et des enjeux du moment, le processus décrit par quelqu’un comme le sociologue Pierre Roche et expérimenté dans les étapes qui conduiront à la fin des années 1990 à l’Offre Publique de Réflexion sur l’éducation populaire : paroles, savoirs, œuvre, pouvoir et émancipation. Bien avant qu’elle soit nommée, l’éducation populaire y est à l’œuvre et, étonnante ruse de l’Histoire, sous sa définition la plus actuelle : « le travail de la culture dans la transformation sociale et politique ».
En 1789, plus qu’à aucun autre moment de l’Histoire, l’éducation populaire entretient une relation pleine, dynamique et transformatrice avec les questions sociales et politiques. Le mouvement d’ensemble a des effets spectaculaires et décisifs : émergence de nouvelles singularités agissantes, représentation du peuple au double sens d’intellectuel et de politique (Siéyès ne disait-il pas que le peuple n’existe réellement que représenté ?), dépassement d’une relation de doléance et d’allégeance avec le monarque vers une posture de revendication de ses droits et de désacralisation du pouvoir.
L’effet est proprement révolutionnaire. Le 20 Juin 1789, en affirmant la volonté du peuple et le refus de se séparer avant d’avoir donné une constitution à la France, les représentants du Tiers-État font passer le fondement du pouvoir par dessus tête : du religieux (le « non potestas nisi a Deo » de Saint Paul repris par Bossuet, l’un des derniers grands théoriciens de l’Ancien Régime) au peuple se réclamant des droits naturels et imprescriptibles des hommes et des citoyens. Pour les tenants du pouvoir, l’effet est destructeur. La noblesse et le clergé se divisent. Certains soutiennent et rejoignent le Tiers-État. A preuve, cette folle nuit du 4 Août 1789 où certains nobles montent à la tribune et proposent d’abandonner leurs privilèges. Ainsi, Jaurès a-t-il raison de dire que « c’est à ces dislocations, à ces failles de la classe ennemie que s’annoncent les grandes commotions sociales » [3].
Le mouvement a cependant ses limites démocratiques. Prés de la moitié des représentants du Tiers-État est composée d’hommes de lois, notamment d’avocats (200). Le monde des affaires (banquiers, industriels, riches commerçants) est également fortement représenté. On compte 50 riches propriétaires ruraux. Mais, par contre, les paysans et les artisans n’ont pu faire élire aucun des leurs.
Le film de Maurice Faïlévic (« 1788 ») montre avec justesse comment la délégation de pouvoir, qui est aussi délégation de parole, conduit à cet écrémage sociologique fondateur d’une nouvelle domination, à la fois économique, sociale, politique et culturelle, qui est celle de la bourgeoisie. Même s’il ne fait pas directement référence à cet état de fait, le rapport Condorcet sur l’Instruction Publique de 1792 prend alors tout son sens : si l’on veut que chacun soit apte à se« rendre capable des fonctions sociales auxquelles il a droit d’être appelé » et qu’ainsi, on puisse « rendre réelle l’égalité reconnue par la loi », il sera nécessaire d’instituer un grand projet républicain d’instruction populaire, publique et permanente.
La mobilisation sociale, politique et intellectuelle de ces hommes et de ces femmes nous parle encore. N’y aurait-il pas quelque pertinence aujourd’hui à réunir des États Généraux de la Nation, en ces temps de crise, de déréglementation du travail et des services publics, de redéploiement des inégalités, de dangers pour l’avenir de la planète ? En 1788, le roi fit le choix de les convoquer. Pourquoi le Président de la République ne prendrait-il pas maintenant une telle initiative dans une époque où il y a moins de risques pour sa personne ? Ce serait, faire preuve de courage politique et plus utile et plus audacieux que d’ouvrir un débat sur l’identité nationale.
Christian MAUREL
samedi 6 février 2010
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