Cuba : « Il est encore trop tôt pour parler de relations normalisées »
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Salim Lamrani est l’auteur d’ouvrages de référence sur Cuba [1] Pour ce spécialiste des relations entre la Grande Île et les États-Unis, les dernières mesures de Washington vont « dans le bon sens » mais leur portée reste limitée.
Entretien réalisé par Cathy Ceïbe
Le président des États-Unis Barack Obama a qualifié sa visite à Cuba "d’historique ". Que peut-on attendre de ce déplacement ?
Salim Lamrani : La visite Barack Obama à Cuba est historique à double titre. Tout d’abord, il s’agit de la première visite à Cuba d’un président des États-Unis en exercice depuis 1928 et le déplacement de Calvin Coolidge à La Havane dans le cadre de VI Conférence internationale des États américains. A l’évidence, c’est la première fois qu’un président en poste à la Maison-Blanche se rend en visite officielle à Cuba depuis le triomphe de la Révolution cubaine en 1959.
En réalisant ce voyage, Barack Obama reconnaît officiellement la légitimité du gouvernement de Raúl Castro ainsi que l’existence de la Révolution cubaine. Washington admet que la politique hostile appliquée à La Havane depuis plus d’un demi-siècle est un échec patent. Elle dispose d’un caractère anachronique car elle remonte à la Guerre froide. Elle est cruelle puisqu’elle affecte les catégories les plus vulnérables de la société cubaine. Enfin cette politique est inefficace, car au lieu d’isoler Cuba, elle a isolé les États-Unis sur la scène internationale. Il convient de rappeler que même les alliés les plus fidèles de Washington exigent la levée des sanctions économiques contre Cuba, qui constituent le principal obstacle au développement de l’île.
Par ailleurs, par cette visite historique, Barack Obama veut jeter les bases d’une ère nouvelle entre les deux pays et rendre irréversible le rapprochement bilatéral, notamment en prévision des prochaines élections présidentielles, et d’une éventuelle victoire du camp républicain.
Indéniablement, Obama marquera l’histoire comme étant celui qui aura réparé une anomalie en rétablissant les relations entre les deux pays.
Peut-on parler de normalisation des relations entre Cuba et les États-Unis ?
Salim Lamrani : Il est trop tôt pour parler de normalisation des relations bilatérales entre les deux pays pour plusieurs raisons. Tout d’abord, les sanctions économiques qui étouffent la population cubaine sont toujours en vigueur. Elles constituent le principal obstacle à la normalisation des rapports entre les deux nations. Elles suscitent l’opprobre de la communauté internationale car elles affectent les secteurs les plus fragiles de la société, à savoir les personnes âgées et les enfants malades qui ne peuvent bénéficier de traitements uniquement vendus par des multinationales pharmaceutiques étasuniennes.
De la même manière, Washington doit abroger la loi d’Ajustement cubain qui stipule que tout Cubain qui émigre légalement ou illégalement, pacifiquement ou par la violence, vers les États-Unis obtient automatiquement le statut de résident permanent au bout d’un an et un jour, ainsi que diverses aides sociales. Il faut savoir que, dans le même temps, les États-Unis limitent le nombre de visas accordés aux candidats au départ. Cette législation fomente donc l’émigration illégale et dangereuse et contribue au pillage du capital humain de Cuba, tout en alimentant les réseaux criminels qui vivent du trafic d’êtres humains.
Par ailleurs, pour parler de normalisation totale, Washington doit rendre la base navale de Guantanamo aux Cubains. Il faut savoir que cette portion du territoire de l’île est occupée de manière illégale depuis plus d’un siècle contre la volonté du peuple cubain.
Les États-Unis doivent également mettre un terme à leur politique de financement de l’opposition interne à Cuba. A ce jour, Washington alloue 20 millions de dollars par an à la dissidence afin d’obtenir un « changement de régime ».
Enfin, Cuba exige l’arrêt des transmissions de Radio et TV dont le but est de subvertir l’ordre établi.
La Havane, lundi 21 mars. Les présidents Barack obama et Raul Castro, lors de leur conférence de presse conjointe.
Photo : Pablo Martinez Monsivais/AP AP
Quelques jours avant cette visite sur la Grande île, les départements du Trésor et du Commerce ont annoncé une série de mesures concernant l’usage du dollar. Constituent-elles un infléchissement du blocus économique ?
Salim Lamrani : Les mesures annoncées par Washington vont dans le bon sens. Ainsi, désormais, Cuba pourra utiliser le dollar dans ses transactions internationales. Il faut savoir que cela lui était interdit et que de nombreuses institutions financières, dont BNP Paribas et le Crédit Agricole, ont été sanctionnées de manière extrêmement sévère pour avoir réalisé des transactions en dollars avec Cuba. BNP a dû payer une amende de plus de 7 milliards de dollars ! Le Crédit agricole s’est vu infliger une sanction à hauteur de 700 millions de dollars.
En revanche, leur portée est limitée. Pourtant, le Président Obama dispose des prérogatives nécessaires en tant que chef du pouvoir exécutif pour démanteler la quasi intégralité du réseau de sanctions, sans faire appel au Congrès. Ainsi, il peut parfaitement autoriser le commerce bilatéral entre les deux nations. Il peut également permettre à l’île d’acheter sur le marché mondial des produits contenant plus de 10% de composants étasuniens. Obama peut également légaliser l’importation de produits fabriqués dans le monde à partir de matières premières cubaines et consentir à vendre à crédit des produits non alimentaires à l’île. Pour le moment, ce n’est pas le cas.
Ces décisions auront-elles un impact positif sur la situation économique de Cuba ?
Salim Lamrani : Sans doute, mais cela reste relativement limité. Il est vrai qu’il sera désormais plus facile pour Cuba de réaliser des transactions financières en dollars et que le pays pourra réaliser des économies non négligeables, notamment en ce qui concerne les taux de change.
Il faut savoir qu’avant ce changement entré en vigueur le 16 mars 2016, Cuba devait assumer l’intégralité des opérations de change et régler ses achats dans une autre monnaie que le dollar, y compris lorsque le pays achetait des matières premières alimentaires aux producteurs des États-Unis (chose possible depuis 2000) !
Nombre de commentateurs spéculent sur le devenir de l’île qui a engagé depuis six ans des réformes économiques structurelles. Ont-elles porté leurs fruits ?
Salim Lamrani : Il est trop tôt pour dresser un bilan. Les Cubains ont entrepris une actualisation de leur modèle économique en 2011 afin d’adapter leur société au monde d’aujourd’hui, améliorer la production, éliminer les prohibitions excessives et réduire drastiquement la bureaucratie.
Il ne s’agit pas d’un retour au capitalisme car l’État conserve toujours le monopole sur les moyens de production et garde sous sa coupe les secteurs stratégiques de l’économie. En revanche, pour les secteurs non stratégiques, les Cubains ont décidé de privilégier la coopérative et la petite entreprise privée, notamment dans le secteur des services, afin d’améliorer le niveau de vie matériel général et permettre à l’État de se concentrer sur ses missions principales.
A ce jour, près d’un demi-million de Cubains ont opté pour cette voie. La production agricole, qui est la priorité nationale, est en légère hausse mais cela reste encore insuffisant. Quant à la croissance économique, elle tourne autour de 4%, ce qui est honorable vue le contexte international.
S’agit-il d’une ouverture au marché comme le prétendent certains ?
Salim Lamrani : Il est vrai que les Cubains ont introduit quelques mécanismes de marché dans leur économie, mais celle-ci reste toujours planifiée. Il faut savoir qu’à Cuba l’économie est au service de la politique et reste subordonnée à celle-ci. L’être humain est toujours au centre du projet de société. Le profit sera toujours subordonné à l’intérêt général et au bien-être des citoyens. La législation limite l’accumulation de richesse et celle-ci ne peut se faire au détriment de la communauté nationale.
Qu’en est-il des droits de l’homme ?
Salim Lamrani : La problématique des droits de l’homme est souvent instrumentalisée à des fins politiques. Pour se faire une opinion de la situation des droits de l’homme à Cuba, il suffit de jeter un œil au dernier rapport d’Amnesty International et de comparer le cas de l’île avec le reste de l’Amérique latine. On se rend rapidement compte que Cuba est loin d’être le plus mauvais élève du continent et qu’il est même l’un des meilleurs éléments sur le sujet.
On peut pousser l’analyse un peu plus loin et comparer la situation des droits de l’homme à Cuba avec celle des États-Unis et de la France. On découvre rapidement qu’aucun pays occidental ne dispose de l’autorité morale suffisante pour disserter de la question des droits de l’homme dans l’île. En effet, l’immense majorité des nations qui critiquent Cuba sur le sujet dispose d’un bilan plus désastreux en termes de respect des droits humains, selon Amnesty International.
En réalité, ceux qui stigmatisent Cuba sur ce sujet sont plus gênés par le système politique et le modèle social du pays. On ne pardonne toujours pas à Cuba d’avoir procédé à une répartition équitable des richesses et d’avoir mis l’humain au centre de son projet émancipateur
Source : L’Humanité
Transmis par CH et JP
[1] Docteur ès Etudes Ibériques et Latino-américaines de l’Université Paris IV-Sorbonne, Salim Lamrani est Maître de conférences à l’Université de La Réunion, et journaliste, spécialiste des relations entre Cuba et les Etats-Unis. Son nouvel ouvrage s’intitule Cuba, parole à la défense !, Paris, Editions Estrella, 2015 (Préface d’André Chassaigne).
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