Quand depuis 60 ans l’OTAN s’invite en Méditerranée (I)
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Pourquoi rappeler certains épisodes remontant à plusieurs décennies, inconnus des nouvelles générations ou oubliés par les anciens ? Parce que les interprétations du présent risquent d’être incomplètes ou faussées, si les faits actuels ne sont pas mis en perspective avec ceux qui les ont précédés et générés. La réflexion d’un ami, appartenant aux générations qui n’ont pas connu ce passé, m’a aidé à mieux le comprendre.
Il soulignait son accord avec le point de vue que, aujourd’hui, l’atlantisme avec ses multiples implications constitue le piège le plus redoutable pour nos peuples et leurs gouvernants. Comme moi, il fondait son jugement sur les agissements de la nouvelle version de l’OTAN, déployée après la fin de la « guerre froide » entre « l’Est et l’Ouest ». J’ai constaté qu’il mettait surtout en cause, à juste titre, les orientations ultralibérales mondiales qui sous-tendaient ces actes depuis une vingtaine d’années.
Mais il ignorait les graves antécédents de cette organisation en Méditerranée au cours des décennies précédentes. De là pourrait découler l’illusion suivante : si on veut écarter pour de bon toute rechute néocoloniale, il suffirait que nos peuples et la « communauté internationale » parviennent, comme c’est souhaitable et au prix de grands efforts, à faire reculer la vague d’agressivité induite ces dernières années par la globalisation financière du capitalisme mondial.
Or, ce serait une illusion, ce ne serait qu’une étape, importante certes. On peut éteindre les hautes flammes des incendies, ils reprendront là ou ailleurs tant que les braises couvent sous la cendre et que les vents soufflent dans la mauvaise direction. Car l’agressivité actuelle est structurelle, elle n’est pas propre à une période d’exacerbation. Ce n’est pas une poussée de fièvre sur un corps sain. Le mal est plus profond, il est aux racines même du système mondial dominant.
Les peuples et leurs mouvements de libération avaient commencé à en prendre conscience à l’époque de la conférence de Bandoeng (1955), qui suscita sur tous les continents un élan de décolonisation sans précédent. Mais au fil des décennies suivantes, les convergences mondiales nécessaires entre toutes les forces de libération et d’émancipation pour combattre et extirper le mal à sa racine ne se sont pas produites au niveau suffisant. Aujourd’hui encore, si au-delà de la diversité idéologique de tous ceux qui souffrent, ces racines ne sont pas mieux perçues, la voie restera libre aux sollicitations et pressions atlantiques qui, comme on le sait, ont l’art de désinformer pour mieux combiner la carotte et le bâton.
Le « dialogue » selon l’OTAN
La situation a néanmoins bien évolué depuis les années 1940, quand l’Algérie avait été incluse d’autorité dans l’OTAN par les colonisateurs français, situation à laquelle l’indépendance a heureusement mis fin. Les tentatives actuelles, directement américaines, affirment s’inscrire dans un « Dialogue méditerranéen ».
Parler dans ce cas de dialogue relève de l’humour noir ou du cynisme diplomatique, quand on sait le genre de dialogues que les Etats membres de l’OTAN ont pratiqué depuis sa création avec les peuples de cette région. Dialogue de la canonnière et des coups d’Etat, accompagné d’une publicité mirobolante pour le merveilleux « rêve et mode de vie américain ». C’est la potion douce pour faire avaler un marché de dupes, dans la logique des « ventes concomitantes » : je vous livre la promesse (douteuse) d’assurer votre sécurité contre « nos ennemis communs » et vous acceptez un alignement inconditionnel sur ma stratégie, ma conception du monde et mes options tactiques.
L’entreprise prétend s’inscrire dans une dimension d’intérêt planétaire, mais, comme par hasard, elle a gardé la dénomination géographique et stratégique de Nord-Atlantique. Que nous a apporté en soixante ans l’importation en Méditerranée d’une coalition militaro-politique non invitée par les peuples, dont les deux membres les plus importants et les plus zélés (USA et Grande-Bretagne) ne sont même pas des pays riverains ? Quelles raisons aurions-nous de pactiser avec une organisation internationale qui, dans ses objectifs, dans la composition de ses organes de décision, dans ses pratiques, était dès le départ le syndicat et le bras militaire des milieux dirigeants de grandes puissances du monde capitaliste les plus développées (autoproclamées « monde libre »), face au monde économiquement le moins développé ?
Les faits que j’aborde concernent deux catégories de luttes et de problèmes souvent imbriquées, que je distinguerai seulement par commodité de l’exposé : soit des luttes clairement nationales et démocratiques de libération, soit des conflits plus opaques, instrumentalisés à travers des tensions identitaires ou de civilisations. Dans les deux cas, les comportements de l’OTAN sont instructifs, chacun pourra les examiner à la lumière d’un double questionnement :
1. La galère atlantique a-t-elle donné aux peuples et aux Etats qui s’y embarquent la possibilité de choisir souverainement et dans leur propre intérêt les voies et les moyens de résoudre les problèmes sociaux, économiques, politiques et culturels qu’ils affrontent ?
2. La coalition atlantique a-t-elle créé à l’échelle régionale et mondiale les conditions plus grandes de Paix et de sécurité ? Ecarte-t-elle les tensions militaires et la course aux armements ? Favorise-t-elle la dénucléarisation militaire de l’espace méditerranéen et l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins exclusivement civiles ?
I. L’occident atlantiste face au mouvement de libération national et social algérien
L’organisation atlantique, créée à l’initiative et sous le contrôle des USA à la fin des années quarante du siècle dernier, avait des objectifs déclarés ouvertement antisoviétiques, partagés par les gouvernements de droite et colonialistes des grands pays d’Europe occidentale. C’était dans un contexte où ces dirigeants avaient amorcé un tournant brutal destiné à effacer les acquis démocratiques et sociaux des résistances nationales et populaires contre les occupations nazies. Aussitôt, la France s’est empressée d’inclure l’Algérie colonisée dans ce dispositif.
C’était pour ses gouvernants une façon de faire admettre à ses partenaires occidentaux que les trois départements algériens étaient bien un prolongement de la France. L’argument français s’adressait en premier lieu aux USA qui ont toujours lorgné avec convoitise du côté de l’Algérie (Cf les épisodes de 1942-43 et les tensions entre les USA et De Gaulle à ce sujet durant la Deuxième Guerre mondiale). L’argument français le plus acceptable par les Américains était celui de protéger le flanc Sud du dispositif atlantique européen. Le Sud méditerranéen devait en effet, en raison des revendications d’indépendance des pays d’Afrique du Nord, être considéré comme le « ventre mou » de l’Europe. On pourrait citer nombre de publications réactionnaires qui désignaient déjà à l’époque le communisme et l’Islam comme les ennemis dont la coalition menaçait l’Occident.
L’OTAN et l’Algérie en lutte
Les organisations nationales algériennes, ainsi que le Mouvement algérien de la Paix (auquel participaient aussi ces partis et associations) protestèrent vigoureusement contre l’engagement imposé à notre pays, au nom d’un statut colonial rejeté par le peuple algérien. Dans un mémorandum adressé à l’ONU, le MTLD, principale formation nationale du pays, ajoutait à cet argument unanime, un autre beaucoup moins heureux sous la signature de Messali Hadj. Il revenait en substance à suggérer que si le « monde libre » voulait lutter contre le communisme, les Algériens étaient les plus habilités à le faire.
C’était pour le moins une maladresse que le leader nationaliste aurait gagné à éviter, lui qui quelques années auparavant avait eu le bon sens de mettre en garde ses compagnons de lutte contre un alignement sur l’hitlérisme. Sans doute peut-on y voir un effet des illusions répandues alors, consistant à miser exagérément sur les contradictions entre les USA et la France et sur l’alignement sans réserve envers les positions de la « Ligue arabe », récemment fondée sous les auspices des régimes inféodés aux colonisateurs, britanniques notamment.
Il y avait aussi une conception idéologique du nationalisme qui conduisait certains à se sentir plus proches de la famille mondiale des « nationalistes » (désignés ainsi par la presse capitaliste mondiale) tels que les réactionnaires comme Franco opposé aux républicains espagnols ou Tchang Kaï-chek opposé aux communistes chinois. Cette offre de services au « monde libre » (à la fois idéologique et inspirée d’un faux calcul tactique) ne sera heureusement plus renouvelée, du moins aussi explicitement.
Toujours est-il que, même sous des formes plus subtiles (comme l’alignement de certains élus MTLD sur des courants atlantistes néocoloniaux tels que celui du maire d’Alger Jacques Chevallier), elle ne trouvera pas de récompense auprès des impérialistes. Dans les jours qui ont suivi les premières actions insurrectionnelles du 1er Novembre 1954, le gouvernement français dépêchait d’urgence sur l’Algérie la division mécanisée stationnée en Allemagne au titre des forces de l’OTAN. Signalons en passant que dans ce gouvernement, le sous-secrétaire d’Etat à la Guerre était Jacques Chevallier, qui déclarait en mai 1955 : « On ne lutte pas avec des moyens légaux contre les hors-la-loi... C’est la loi du talion... la seule que comprennent et admettent ces populations de l’intérieur simples et fidèles » [1].
Tout au long de la guerre, l’OTAN et les USA apporteront un soutien militaire et logistique constant et important à l’armée d’occupation, en particulier en matière d’équipements contre guérilla, dont la France n’était pas bien pourvue, tels que hélicoptères et instruments de détection. Par centaines de milliers, combattants ou populations civiles ont subi d’une façon ou d’une autre, comme aujourd’hui en Palestine, Liban et Irak, les engins de mort et de destruction fabriqués outre-Atlantique.
J’ai toujours en mémoire les numéros et marques de fabrique gravés sur les fragments de roquettes meurtriers que j’ai recueillis sur les lieux (entre Barika et l’ex-Mac Mahon), où mon frère, opérateur radio dans les Aurès, avait laissé sa vie avec tout son groupe encerclé et pilonné durant des heures.
Collusion atlantique globale et rivalités collatérales
Bien que les USA et la France aient eu des intérêts et des visions partiellement différentes, les deux impérialismes convergeaient sur la nécessité de garder l’Algérie sous la coupe atlantique. Le général français Allard, ancien d’Indochine, commandant la division du Constantinois et chef de la division Plan et Opérations du SHAPE (Grand Quartier Général des Forces Alliées en Europe), déclarait dans une Conférence faite en novembre 1957 (après l’échec de l’agression tripartite contre l’Egypte : « l’axe d’effort principal (de l’URSS) n’est pas l’axe direct Est - Ouest, mais un vaste courbe passant par la Chine, l’Extrême-Orient, les Indes, le Moyen-Orient, l’Egypte et l’Afrique du Nord... Il ne manque plus (à l’URSS après l’Indochine et l’Egypte) pour atteindre ce but que d’arracher l’Algérie à la France... La ligne de défense arrière, la dernière, passe par la France... »
Quant aux USA, tout en apportant leur appui à la France dans ses entreprises coloniales, leur calcul dans le cadre global impérialiste était plus subtil. Dès le début de 1953, un bulletin de la flotte et des « Marines » US (US Naval Proceedings » estimait : « Si la guerre vient (avec l’URSS), il peut être préférable de la faire en Afrique et dans le Moyen-Orient ». A la fin de la même année, le périodique new-yorkais « The Nation » situait un peu plus les intérêts américains dans cette stratégie et faisait remarquer : « En Afrique, on trouve le dernier point fort du vieil Empire européen et c’est en même temps le seuil le plus prometteur du nouvel Empire américain ».
On comprend mieux ainsi les raisons des positions américaines qui dans certaines circonstances se démarquaient des positions sur le terrain de la Grande-Bretagne et de la France. Les USA n’étaient pas moins dominateurs que ces deux maîtres des plus grands empires coloniaux traditionnels. Mais ils manoeuvraient pour se substituer à eux dans les zones d’influence que les deux puissances européennes conservaient encore dans la première moitié du vingtième siècle en Asie, Moyen et Proche-Orient, Afrique et même Europe balkanique.
On comprend pourquoi en octobre 1956, à l’occasion de l’agression contre Suez, dirigée aussi bien contre l’Egypte nassérienne que contre notre guerre d’indépendance, on a vu qu’après l’ultimatum efficace des dirigeants de l’URSS aux agresseurs franco-britanniques et israéliens, les USA ont dans l’urgence retiré à ces derniers une couverture qu’ils leur auraient gardée si leur agression avait réussi sans entraîner de réaction soviétique.
De la même façon, John Kennedy fera vers la fin de notre guerre de libération une timide déclaration en faveur de l’indépendance algérienne. C’est ce même défenseur tardif de la liberté des peuples qui inspira et soutint la fameuse et désastreuse invasion qui fut repoussée à la baie des Cochons en avril 1961 par le peuple cubain fraîchement libéré. La nouvelle position sur l’Algérie ne coûtait plus rien au président des USA : De Gaulle avait lui-même déjà tiré ses propres conclusions de la résistance algérienne. La diplomatie américaine était soucieuse de contrecarrer les projets pétroliers et nucléaires de De Gaulle liés au Sahara algérien, parallèlement à ses efforts pour secouer la tutelle pesante de l’OTAN et des USA. De plus ces derniers étaient fortement préoccupés par les bonnes relations grandissantes entre le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) et les pays socialistes.
La fermeté est plus payante
Dans cette guerre diplomatique et psychologique, il me semble que l’Algérie aurait davantage gagné si les dirigeants du FLN, tout en maintenant le cap sur une conception du « neutralisme positif » tel que conçu à Bandoeng (1955) et redéfini à la conférence des non-alignés de Belgrade (1961), s’étaient montrés moins sensibles au chantage anticommuniste des USA et de l’OTAN. L’affirmation plus nette et plus précoce d’une ouverture à tout soutien d’où qu’il vienne aurait été plus avantageuse que les professions d’hostilité ou de méfiance envers tout engagement ou soutien communiste dont nous avons eu plusieurs exemples durant la première moitié de la guerre.
L’Algérie n’a hérité de ces positions pour le moins ambiguës, que les lourdes séquelles d’orientations antisociales et antidémocratiques qui ont prévalu au sein d’une partie du mouvement politique et syndical (à travers les rouages bureaucratiques de l’UGTA notamment). Rappelons que parallèlement à la mise en place de l’Organisation de l’OTAN à la fin des années quarante, la CISL américaine et les « Syndicats Libres » de Irving Brown avaient été chargés très officiellement, avec force moyens financiers, journalistiques et hommes de main, de diffuser ces orientations en direction de l’Europe et de la Méditerranée.
On avait vu aussi à la fin des années quarante, certaines tentatives, restées infructueuses, d’organisations internationales de la jeunesse inféodées aux USA telle que la WAY, d’éloigner de l’action radicale les organisations de jeunesse et étudiantes algériennes sous prétexte de spécificité culturelle islamique. Pour justifier les réticences initiales envers les pays socialistes pourtant amis et soutiens des pays de Bandoeng, certains idéologues ou dirigeants politiques algériens ont alimenté la rumeur d’une prétendue hostilité ou froideur des pays socialistes envers la lutte armée algérienne pour l’indépendance.
Petite parenthèse et témoignage pour l’Histoire. Quand Larbi Bouhali, premier secrétaire du Parti Communiste Algérien, condamné et recherché avant le 1er novembre 1954, a quitté l’Algérie clandestinement à la fin de 1956, une de ses premières rencontres au début de 1957 (avec l’aide des grands partis communistes d’Europe) a été avec les Partis Communistes de Yougoslavie et d’Albanie. Ces derniers lui ont assuré qu’ils étaient prêts à soutenir de toutes les façons, y compris en armement, la lutte pour l’indépendance. [2]
La perte de contact de la direction du PCA avec les dirigeants du FLN, à l’intérieur d’abord à partir de 1957 du fait de la répression coloniale, puis à l’extérieur par volonté délibérée des dirigeants du FLN, n’a pas permis de les informer de la décision pour la mettre en pratique. Un peu plus tard, les rencontres de Larbi Bouhali avec les dirigeants du PC chinois (dont Mao Tsé-toung en personne) et vietnamien ont abouti aux mêmes résultats positifs, bien avant que les dirigeants algériens du FLN ne se décident, encouragés et poussés par l’opinion nationale, à prendre à leur tour ces contacts. Il s’est confirmé par la suite que les relations officielles que le GPRA en guerre a entamées avec les Etats socialistes, loin de provoquer un durcissement des Etats membres de l’OTAN, ont au contraire exercé une pression utile sur eux, vu leurs craintes que cette coopération ne se renforce au détriment de l’influence occidentale.
[1] Deux années plus tard, Jacques Chevallier se démarquera de la grosse colonisation terrienne et de ses ultras racistes. Il rendra même des services aux dirigeants FLN de la zone autonome d’Alger, dans la période difficile de 1956-57. Les historiens pourront démêler dans l’évolution de cette personnalité complexe la part qui revient aux sentiments personnels, humanitaires et d’attachement à l’Algérie et celle qui s’apparente à l’itinéraire d’autres « amis » des causes arabes que furent Lawrence d’Arabie ou Glubb Pacha le commandant de la Légion arabe de Jordanie
[2] L’information (de quelle source ?) donnée dans le dictionnaire « Engagements sociaux et mouvement national » sous la direction de René Gallissot, selon laquelle une telle mission avait été accomplie par Camille Larribère en 1956, est inexacte. Ce dernier vivait alors clandestinement à Alger où il coopérait aux activités de l’organisation armée des « Combattants de la Libération ».
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